jeudi 14 septembre 2023

Mythe ambré

 

Une musique, déhanchement de cubaines, des lumières de la ville, couleur de La Havane, je pénètre dans l'antre humide du Sex on the Bar, un bar d'ivrognes et de pêcheurs, Seigneur priez pour leurs âmes, cloaque puant de foutre, de pisse et de souvenirs. Accoudé au comptoir, le verre de rhum ambré au bord de mes lèvres, la serveuse les seins au bord de son décolleté, je passe une nouvelle nuit, torride humide, à Cuba. A coté de moi, mon regard se pose sur une femme, seule à sourire devant son verre de bière Cubanisto. Je lui demande si elle ne voudrait pas un truc plus fort, un verre de rhum. Elle me jette un regard, acquiesce d'un magnifique sourire et en échange décide de me conter l'histoire de ce vieil homme, un mythe dont son âme flotte encore autour de ce comptoir. C'est une histoire que j'avais déjà entendu parler, mais de sa bouche je suis tout ouïe, je rapproche mon tabouret du sien, prêt à lui caresser la main ou à sentir son parfum jasmin. Après tout, je connais si peu de chose de la vie, de la mer et du vieil homme. Je suis d'ailleurs déjà un vieil homme au fond de moi dans le fond d'un bar, aux lumières tamisées, qui rêve que la mer me prenne...
 
"Tout en lui était vieux, sauf les yeux – et ils étaient de la même couleur que la mer, joyeux et invincibles." 
 
Au petit matin, il y a quelques années, le vieil homme, miséreux et misérable, s'embarque sur sa petite barque. Il vit déjà dans ses mémoires, celles qui l'entraînent sur les flots sauvages là où les poissons sont aussi longs que son aviron. Le dos fourbu par tant d'années de travail, les mains et les pieds caleux, il pose tranquillement ses lignes au petit lever du soleil, se laissant emballé par les embruns, le regard porté sur son île, sur sa ville, La Havane. Il se rince le gosier, une gourde d'eau, une fiole de rhum, quand ça mord à l'hameçon... Et là, j'imagine déjà la suite, tel un roman d'aventure. Un gros poisson se dit-il un espadon, un requin peut-être même, qui tire sur sa ligne et embarque sa barque, qui file au large. Pourvu que la ligne ne casse pas. Le plus gros poisson jamais pêcher... Le soleil se couche, le poisson n'est toujours pas fatigué et continu ses vagabondages maritimes, toujours plus loin. Au loin, il aperçoit les premières lumières de La Havane s'illuminer, mais le poisson tire toujours. Pourvu que la ligne ne casse pas. Le vieil homme a soif, le vieil homme a faim, le vieil homme est fatigué, mais il tient toujours la ligne, le poisson encore vif. Dans cet état d'épuisement, seul dans la nuit, mais est-on vraiment seul en pleine mer quand les étoiles te tiennent compagnie, il commence à divaguer, il se souvient de ses femmes cubaines, il commence à halluciner, il essaie de récupérer un tonneau de rhum qui flotte en perdition sur cette mer d'huile... Ah les femmes, ah le rhum, c'est ça la vie d'un homme. Et les souvenirs, quand il ne reste plus que ça, en plus des cicatrices de sa vie. Pourvu que la ligne ne casse pas, ce serait trop triste pour une fin de vie.   

"Il embrassa la mer d'un regard et se rendit compte de l'infinie solitude où il se trouvait. Toutefois il continuait à apercevoir des prismes dans les profondeurs ténébreuses. La ligne s'étirait à la proue ; d'étranges ondulations parcouraient l'eau calme. Les nuages se portaient à la rencontre des alizés. En avant de la barque, un vol de canards sauvages se découpait contre le ciel ; il disparut, puis reparut, et le vieux sut que nul n'est jamais complètement seul en mer."

Je commande à la serveuse deux nouveaux verres de Cuba Libre, un pour la brune, un pour moi. Ce n'est pas tous les jours que l'on se voit conter un tel mythe ambré.
 
"Le Vieil Homme et la Mer", Ernest Hemingway.
Traduction : Jean Dutourd.



6 commentaires:

  1. Histoire et livre mythiques. Un écrivain auquel j'ai mordu il y a longtemps à cause de quelques romans dont celui-ci et surtout de nombreuses nouvelles géniales.
    A bientôt.

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    1. C'est la première que j'ai mordu à l'hameçon Hemingway. Après, ce mythe était connu, donc maintenant je suis curieux de découvrir d'autres Ernest... C'est qu'il me reste encore du rhum et du whisky pour l'accompagner

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  2. Merci pour cette chanson que je ne connaissais pas, Kenny Chesney non plus d'ailleurs. Furieuse envie d'essayer de la jouer. Et que dire du livre? Il est dans ma bibliothèque dans cette édtion même. et appartenait à mon père. Mon père, qui quitta l'école à 12 ans, lisait Hemingway...et me voilà ce matin, prêt à le relire (il y a si longtemps). A la tienne l'ami, je te fais confiance pour le choix du whisky ou du rhum. 😃 Patrick V.S. sera des nôtres.

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    1. Vous êtes tous les deux les bienvenus autour d'une version ambrée de votre choix.

      Kenny Qui, je sais que dans un mois j'aurais probablement oublié son nom. Mais comme j'aime bien la country, musique qui ne dépasse pas les frontières de la poussière, je prends plaisir à découvrir, écouter, m'aventurer sur ces terres lointaines qui sentent bon le whisky du Tennessee...

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  3. Allez, je me lance. Bienveillance requise. https://youtu.be/SVNYxw-Zz2c 😃

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    1. Super ! J'applaudis... c'est la classe. Merci pour la dédicace, je me suis bien reconnu ;-)

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