dimanche 17 septembre 2023

Les Lunettes Noires de Santa Clara


« C'est dimanche et c'est l'heure de l'angoisse.
C'est dimanche et je dois avoir une sacrée sale gueule, adossé à ce fût de bière.
Putain. C'est dimanche.
Il fait chaud. Je défais le dernier bouton de la veste de mon uniforme. Merde au règlement. C'est dimanche !
Les gens passent et me saluent, des pichets remplis de bière fraîche et mousseuse à la main. Torture chinoise. Ils trinquent à ma santé.
Et moi, avec ma tête d'angoissé, la gorge sèche, je tente de sourire et je dis : « Merci, je peux pas, pas maintenant. »
J'ai envie de chialer, de tout envoyer chier, envoyer chier le jour où je suis entré dans la police, envoyer chier le jour où j'ai accepté ce poste de commissaire du quartier où je vis, du quartier où je suis né.
Il fait une chaleur à te dessécher les couilles, et je les envie. Me baigner dans cette bière tant convoitée, bien fraîche, bien mousseuse... Et qui pour l'instant m'est interdite.
Il fait chaud et j'ai envie que ça se termine. Il doit bien rester encore deux heures avant que le fût soit complètement éclusé.
Il fait chaud et je demande à Dieu que, s'il vous plaît, il ne se passe rien, que tout reste calme, que personne ne vienne raconter à Franck le Porc que sa femme le trompe.
Que Lobo ne s'envoie pas un pétard de marijuana et ne se défoule pas sur le premier clampin venu.
Que Gordillo paye les vingt pesos qu'il doit à Felipe le Gros Cul...
Qu'il ne se passe rien, bordel.
C'est dimanche, je crève de soif, de chaud, j'ai une sale gueule et j'ai envie de tout envoyer chier, et de préférence le jour où je suis entré dans la police. »

C’est dimanche matin et il fait déjà chaud. Un putain de soleil qui te dessèche le gosier et les couilles. Le genre de matin où tu te dis que tu ferais mieux de rester au lit la main sur la croupe de ta femme plutôt que d’enfiler ton uniforme de la Police. Mais voilà, tu as une conscience professionnelle. Alors tu te lèves et tu te bouscules. Et tu sors dehors, la vie est un tango. A peine installé dans ta caisse que tu entends qu’un type est mort dans le quartier d’à-côté. Un truc louche, genre une magouille à la cubaine, même si Santa Clara n’est pas La Havane.

C’est dimanche midi, et tu sens ces odeurs de cuisine de grand-mère. Putain que ça sent bon, mais tu n’as pas fini ton service. Tu crèves toujours de chaud. Et de soif maintenant. Tu patrouilles dans la rue, à la recherche d’indices et d’indics, on t’invite à boire une bière, mais sur le coup tu refuses, maudite conscience professionnelle. D’autant plus que tu te dis que ce soir, les fûts seront vides et qu’à Cuba, et tout particulièrement à Santa Clara, tu n’es réapprovisionné qu’une ou deux fois par semaine, entre les coupures de courant et les pénuries d’essence…  

On te lance sur la piste d’un trafic de lunettes noires. Au moins c’est pas de la drogue. D’ailleurs, il n’y a pas de drogue à Cuba, juste du rhum, et celui-là il est pur, non trafiqué. Alors tu continues à déambuler dans les rues sous ce putain de soleil entre les putains et les bars. La vie est un tango, et tu résoudras bien cette affaire, le mystère des lunettes noires à Santa Clara. Mais tu te dis, en ce dimanche après-midi que la vie d’un flic, c’est pas simple et tu regrettes de t’être levé de ton lit ce matin alors que tu avais sous la main le cul de Mayita, que tu respirais le parfum jasmin de son sexe brun. Les fesses fermes et rondes, les seins gorgés de souvenirs. Putain de journée, putain de chaleur, la vie est un tango, y’a même plus de bière…

« C’est dimanche, aujourd’hui.
C’est dimanche, mais il n’y aura pas de fût de bière.
Les gens du quartier s’en sont plaints aux délégués du parti populaire mais ces derniers ont répondu que, d’après le planning de distribution de bière, leur zone n’était pas au programme ce dimanche-là.
Les gens protestent depuis hier, ils ne se sont pas encore résignés. Mais moi, je suis heureux.
On est dimanche et je me lève quand je veux.
Un dimanche où même si je ne sens pas l’odeur de beignets et de chocolat chaud de mes souvenirs, je me sens bien quand Fela m’apporte le café au lit. »

« La Vie est un Tango », Lorenzo Lunar.
Traduction : Morgane Le Roy.
 

 

2 commentaires:

  1. Ola Amigo. Très "cubano" ces jours-ci. Le pianiste, là, il assure avec son trio. Mi gusta. Gracias.
    PS. Mon espagnol est un peu picard.

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    1. Yep l'ami, je suis tombé dans un vieux tonneau de rhum :-)

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