jeudi 26 octobre 2023

Le Crotale


 Maria, actrice de seconde zone, se prélasse dans sa villa de Beverly Hills. Au bord de la piscine, elle observe, à travers ses lunettes noires, le défilement de sa vie : un divorce en cours, une jeune fille internée à l’hôpital, des rôles de plus en plus insignifiants et éphémères. Dans ces moments-là, elle se sert un verre, prend deux cachets et la route à bord de sa corvette. Sans but, la plupart du temps… Rouler, rouler, jusqu’à ce que la lumière lui intime le désir de rentrer. Et puis des fois, elle pousse sur la Route 66, traverse Barstow, s’enfonce jusque dans le Nevada, et s’arrête à Las Vegas ou dans un coin de poussière qui s’appelle le Café du Crotale. 

« La ville était bâtie sur un lit de rivière asséché entre la vallée de la Mort et la frontière du Nevada. Carter, BZ, Hélène, Susannah Wood et Harrison Porter ainsi que la plupart des gens de l'équipe ne la considéraient pas du tout comme une ville, mais Maria si : c'était plus grand que Silver Wells. À part le motel, construit en parpaing et tenu par la femme de l'adjoint au shérif qui parcourait sans cesse les centaines de kilomètres carrés de désert autour de la ville, il y avait deux postes d'essence, un magasin qui vendait de la viande et des légumes frais un jour par semaine, un café, une église fondamentaliste et le bar où l'on ne servait que de la bière. Le bar s'appelait le Café du Crotale. »

Bonsoir me dit-elle. Je regarde ma bière, n’ose pas relever les yeux vers cette voix. La radio passe un truc des Red Hot, dream of californicaaaaa… …tiooon… Je m’appelle Maria et vous ? La chanson est triste, un brin mélancolique comme sa voix. Je garde le silence, elle parle, les verres se vident. Sa vie, une série de scénettes sans intérêt et pourtant je m’y intéresse. Elle commande deux nouveaux whiskys. Les glaçons tintent dans les verres, la musique de ma vie. Sa vie, elle en pleure chaque nuit. Je regarde les étoiles, le bleu de la lune, les bleus à l’âme. Elle roule sur les longues lignes droites et désertes du Nevada, le vide de son existence, elle boit, elle prend des cachetons, elle baise ou se fait baiser. J’ai comme une vision cynique des années soixante-dix de ce monde-là, sous ton soleil implacable ton univers impitoyable.

« Lorsqu'elle s'éveilla avant l'aube dans la chambre d'Hélène elle constata qu'on l'avait déshabillée, baignée et qu'on avait enduit son corps de crème. Elle crut tout d'abord quelle était seule dans la chambre et puis elle aperçut BZ et Hélène affalés tous les deux sur une chaise longue. Elle n'avait qu'un souvenir très vaguement déplaisant de ce qui avait amené BZ et Hélène là tous les deux, et pour le chasser de son esprit elle concentra son imagination sur une aiguille qui lui injectait goutte à goutte du pentothal dans le bras et elle se mit à compter à l'envers en partant de cent. Comme ça ne marchait pas elle s'imagina en train de conduire. Elle conçut d'audacieux changements de files, des rétrogradations de vitesse stratégiques, l'autoroute de Hollywood à San Bernardino et tout droit après Barstow, après Baker, tout droit jusque dans le cœur dur, blanc et vide du monde. Elle dormit sans rêver. »

Au revoir me dit-elle. Je continue de regarder mon verre vide, en silence. Le silence du crotale qui glisse sur la poussière. J’écoute une dernière fois le vide de sa voix. Elle va reprendre la route, je reste dans la pénombre du Crotale. Mon univers à moi. Je me dis que Maria est une belle personne, qu’elle veut juste aimer, juste être avec sa fille. Putain de vie. Dream of californicaaaaa… …tiooon…  

« Maria avec et sans rien », Joan Didion.
Traduction : Jean Rosenthal.




5 commentaires:

  1. Une auteure dont j'entends le nom revenir souvent. Je suis tenté de rencontrer Maria. En tous cas, j'aime beaucoup le titre du livre ... et le nom du bar.
    Sacré live des Red Hot. Du groupe, je ne connais que les tubes.

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    1. Le nom du bar m'a énormément plu. Un bar comme ça, je rentre de suite. Ça doit sentir la sueur et la bière éventée. Le Café du Crotale, je vois déjà les néons de l'enseigne m’aguicher...
      Pour le roman, c'est le genre que j'ai envie de relire, pas parce que c'est un chef d’œuvre, mais parce que j'ai mis beaucoup de temps à rentrer dedans, et je sens que dans une seconde lecture, j'apprécierai nettement mieux. Ça m'a fait penser un peu au premier Bret Easton Ellis, Moins que zéro, que je me suis dit qu'un jour il faudrait que je le relises justement pour mieux le pénétrer. D'ailleurs, ce n'est peut-être pas un hasard, mais Bret Easton Ellis se réclame grand admirateur de l'auteure, et se voit comme une filiation littéraire de Joan Didion.
      Sinon, les Red Hot, pareil, je ne connais que les grands tubes qui passent à la radio...

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    2. Moins que zéro, il faudrait peut-être que je le relises moi aussi. J'ai lu celui-là et American psycho, qui n'ont tous les deux rien à voir. Et j'ai arrêté Bret Easton Ellis.

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  2. L'échec d'une vie et l'on tente de s'échapper en Corvette, fuite en avant, mais on se retrouve en plein désert ...
    Merci d'entendre les RED HOT !

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    1. En Corvette, c'est quand même plus classe qu'en 4L.

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