dimanche 31 mars 2024

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Dans un endroit dont je tairai le nom, sous le regard amoureux de la lune, je regarde le silence et au milieu coule une rivière. Elle fait des s, comme un serpent serpente ; elle fait des l, comme si l’eau volait de ses propres ailes ; elle fait même des c, comme les courbes de cette femme qui se baigne nue dans l’eau froide de celle-ci faisant frétiller la queue des carpes et des truites. Et si je prends du recul, que je grimpe sur le rocher là-haut en guise de promontoire, je vois que la rivière dessine un ? dans le paysage ce qui me fait dire qu’elle m’interroge. Sur ma condition, sur l’art de la pêche, sur ma vie. Sur moi, tout simplement. La rivière philosophe pendant que les poissons filent entre les remous et que le pêcheur fait voler ses mouches au-dessus de l’eau. « La rivière pourquoi ».
 
« Il faisait frais pour un mois de juillet, mais à l'est, le ciel clair aux reflets rosés annonçait le retour prochain de la chaleur. Des lambeaux de brume s'accrochaient aux arbres de la Tamanawis Mountain, pareils à des troupeaux de moutons informes paissant dans les feuillages. Un escadron de canards surgit en grondant, prêt à bombarder les poissons ennemis. Un grand héron bleu tournoya au-dessus de moi, cornant comme une vieille limousine volante à la transmission asthmatique. Pourtant, le ciel et ses habitants n'étaient rien pour moi : mon regard ne s'intéressait qu'à l'eau. A bord d'un canoë, on ne se contente pas de descendre une rivière : on en fait partie, on devient une créature aquatique silencieuse qui réagit à chaque accélération, à chaque modification du courant, et qui glisse comme un doigt sur un corps nu et vert. Et comme on ne fait pas de bruit, on voit le cerf s'abreuver, les castors travailler, les petits rats musqués et les canards bavards, tout ce qu'on ne voit presque jamais en se baladant le long des berges. Mais lorsqu'au détour de la rivière, je suis tombé sur une biche et ses deux faons en train de boire, quelle a été ma réaction ? Eh bien, je me suis tourné vers la rive opposée, vers un remous prometteur. Mon obstination a été récompensée d'une truite indigène de près de trente centimètres à qui j'ai tordu le cou aussi facilement qu'on dévisse une capsule de bière, pendant que les faons, ces animaux qu'on ne pêche pas, dansaient et chancelaient sur leurs pattes grêles, tendaient et remuaient les oreilles, tordaient leurs truffes noires et humides et agitaient leurs petits bouts de queue au seul bénéfice des cheveux qui couvraient ma nuque. »

Dans les eaux douces de l’Oregon, de l’Idaho ou du Colorado, dans celles du Nevada, du Canada ou de l’Alaska, Dieu s’y baigne au milieu des truites argentées ou des truites arc-en-ciel. Un florilège de couleurs et de clins d’œil qui volent au-dessus de ces cours d’eau, comme des mouches lancées par quelques pêcheurs-chasseurs. La foi aidant, l’homme se retrouve devant les tourbillons de sa vie et face à la rivière, l’éternelle question, le dilemme de plusieurs vies : pêche à la mouche ou pêche à l’appât. Le genre de question philosophique qui n’a pas de réponse définitive car tellement évidente que même avec une glacière de bières fraîches je n’ai même pas envie d’y réfléchir.

La Tamanawis River coule – c’est comme ça que j’ai décidé de l’appeler -, à côté de la Tamanawis Mountain, là où quelques nuages embrumés semblent s’accrocher. C’est dans une cabane appontée à la rivière que l’adolescent se fait homme, s’émancipe de son paternel, pêcheur à la mouche et philosophe à ses heures perdues, s’émancipe de sa mère, trempeuse de vers et pragmatique poétesse, découvre l’amour, découvre la philosophie, s’imprègne de silence, plonge nu dans l’eau froide, regarde cette fille nue plonger dans l’eau froide, ah l’amour, ah l’amour, les regards et le silence. Il découvre simplement la vie, comme dans un roman initiatique à la Kerouac sans ce cheminement sur la route, car il est bien au bord de l’eau, tel un ermite solitaire avec quelques bouteilles de bières qu’il échange contre ses plus belles mouches.
 
« Il a plu trois jours de suite, presque sans bruit et presque sans arrêt. C'était la première bonne pluie depuis les averses d'août, et la première que je regardais et écoutais tomber sans pêcher. C'était une pluie qui apaisait et adoucissait tout ce qu'elle touchait, alors que la rivière gonflait et récupérait dans ses flots tout le vert qu'elle avait prêté aux feuilles l'espace d'un été. C'était une pluie qui chantonnait dans les trous profonds de la rivière, qui crépitait sur les flaques, qui emportait vers le sud le chant des oiseaux mais en amenait de nouveaux venus du Nord, celui des piverts amoureux d'elle, celui des grèbes huppés ou à cou noir aux yeux écarlates et sauvages, celui des grives, des canards, des mergules et de toutes sortes d'oiseaux au plumage roux ou rouille, teintes que l'automne impose aux survivants. C'était une pluie qui arrachait les dernières feuilles, qui changeait les ravines en torrents, qui faisait chanter les merles d'eau, qui engendrait dans le ciel enfumé des flèches ondoyantes de vols d'oies, qui poussait les cygnes à trompeter sur les étangs, qui incitait les bouvreuils et les mésanges à se blottir tout en haut des aulnes dénudés. C'était une pluie qui apportait dans la Tamanawis les dernières truites d'été ainsi que les premiers saumons d'automne, et pourtant, alors que la nuit continuait de tomber, je ne pêchais pas. Je regardais et me reposais, bercé et enveloppé d'une fraîche caresse maternelle capable de cicatriser les blessures de l'été. L'insatisfaction qui me tenaillait, née de mes anciens désirs, même ceux que j’éprouvais pour la pêche, pour Eddy, pour l'ami perdu, se transformait en une triste musique silencieuse, et le vide que ces désirs avaient creusé en moi devenait un sanctuaire, un néant auquel je commençais à m'habituer que je n'étais pas pressé de combler. Pendant que je réfléchissais à tous ces changements et que je regardais la pluie tomber sans discontinuer depuis que j'avais bu à la source de la Tamanawis, je me suis rendu compte qu'on m'avait donné un esprit-gardien. On m'avait donné cette pluie. »

« La Rivière Pourquoi », David James Duncan.
Traduction : Michel Lederer.
 

 

5 commentaires:

  1. … C’était la fonte des neiges qui grossissait la source. Elle se la coulait douce vers la rivière…
    Le loner nous accompagne sur ces pages virtuelles. La magie opère : nous sommes un peu moins seuls. Merci.. !

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    1. Merci de ce passage, une lamate de Savoie en plus, sur un air du loner ou du Black Sabbath

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    2. Du bel indien comme souvent.

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  2. R.A.S. Tout me plait là-dedans. La rivière, les truites, les biches, le canoé, la bière fraîche dans l'eau, les grèbes huppés (eux, je les ai même ici), le Loner et son Cheval Fou (que j'ai vus une fois à Bercy, enfin que j'ai distingués et entendus vaguement de ma place lointaine). Tout me plait. Alors qu'est-ce que tu veux que je fasse? Peut-être que je le lise? Et que Gertrude et moi on se lance dans Down by the river? La première hypothèse me semble la plus raisonnable. Merci l'ami. 🎸

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    1. Attends mon prochain billet pour faire un Down by the river avec Gertrude, tu y trouveras une version encore plus démente et étirée du loner.. ;-)
      Et après, oui tu peux effectivement le lire, c'est du bon, c'est de la pêche et de la nature, c'est pour les gars qui aiment boire une bière en chatouillant Gertrude ou inversement.

      Pour info, si tu fais dans le marché des occasions, tu peux trouver aussi ce titre "La rivière pourquoi" sous un autre nom "La vie selon Gus Orviston".

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