jeudi 15 septembre 2022

Le Carnet Bleu


Une nuit, je me réveille tout en sueur. Le cœur battant d'un rythme si effréné que
même John Bonham n'arriverait pas à suivre le tempo, j'avais l'impression de revenir de la mort. Sans lunettes noires, est-ce cette lumière blanche et éblouissante qui m'a fait rebrousser chemin. A moins que ça soit l'odeur d'un bourbon 15 ans d'âge qu'on agitait sous mes narines qui m'a attiré de l'autre côté de ce long couloir sombre. Toujours est-il que si je vous écris, c'est que je suis revenu parmi vous. Pour le meilleur ou pour le pire. Tout dépend de l'inspiration. Justement en panne, j'erre dans les rues de Brooklyn, le souffle court, la pression qui monte. Même pas un bar d'ouvert, pour se prendre une pression et libérer la mousse de son fût métallique. A quoi ça sert que je rentre chez moi, m'installer devant un clavier où les lettres ne se bataillent même plus entre elles pour s'afficher à l'écran. Se servir un verre, alors... Alors, j'erre, je dérive dans cette putain de vie, sans plus aucun but, si ce n'est boire ou écrire... Sous ce ciel gris.
 
"Le ciel avait la couleur du ciment : nuages gris, air gris, petite pluie grise portée par des bouffées de vent gris."
 
Au bout de l'errance, je découvre une minuscule boutique encastrée entre deux immeubles délabrés. La papeterie de Maître Chang, rêve d'un chinois en Amérique. Je pénètre l'antre obscure, faible lumière qui me fait m'interroger sur l'ouverture d'un tel magasin perdu dans ce quartier. Pourquoi je ne l'avais jamais vu ? Suis-je rester si longtemps dans le noir à attendre la mort ? M. Chang me rassure, devant ma mine usée, son rideau de fer ne s'est ouvert qu'hier. Je lui prends, subjugué par sa couverture en moleskine et la douceur de ses pages, un carnet bleu. D'un bleu presque gris sous ce ciel du jour obscur.  
 
  
"Tout en prenant part à ce qui se passait autour de moi, j'étais aussi ailleurs ; alors que je dérivais librement en imagination, me voyant assis à ma table, à Brooklyn, en train d'écrire sur ce lieu dans le carnet bleu, j'étais aussi installé dans un fauteuil à l'étage supérieur d'un duplex de Manhattan, fermement ancré dans mon corps, en train d'écouter ce que John et Grace se disaient et même d'y ajouter quelques mots de mon cru. Ça n'a rien d'inhabituel que quelqu'un soit préoccupé au point de paraître absent mais, justement, je n'étais pas absent. J'étais là, participant sans réserve à ce qui se passait et, en même temps, je n étais pas là - car le « là » n'était plus un « là » authentique. C'était un lieu illusoire qui existait dans ma tête, et où je me trouvais aussi. Dans ces deux lieux en même temps. Dans l'appartement et dans l'histoire. Dans l'histoire dans l'appartement que j'écrivais encore dans ma tête." 
 
De retour à mon appartement, les jambes fatiguées par cette promenade forcée et l'inactivité de ces derniers jours, je me sers un verre, m'assois dans le fauteuil de mon bureau et commence à ouvrir le carnet bleu. A peine ai-je écrit une première phrase que les autres coulent sur le papier comme la bière hors de son fût. J'écris un roman sur un écrivain qui écrit un roman sur un type qui lit un roman. Le roman dans le roman dans le roman, en somme. Pas prise de tête, il faut juste avoir les idées bien en place et prendre quelques bières pour accompagner la lecture, l'écriture, cette petite musique d'ailleurs ou du hasard. C'est du grand art. Aussi agité et inquiétant que d'écrire l'annuaire, je ne sais jamais où va m'entraîner l'auteur à la prochaine page. Le réel se mélange à la fiction, comme un shot de bourbon qui tombe dans un verre de bière.
 
"La Nuit de l'Oracle", Paul Auster.
Traduction : Christine Le Bœuf.
 
Tu entends ces cymbales et ces boum boum qui frappent l'air, qui cognent lourdement tes tympans ? C'est le retour de l'inspiration sourde, c'est le bouchon que tu arraches des dents pour te jeter une rasade de bourbon. C'est la vie. Ou la mort.


 

5 commentaires:

  1. C'est un des titres de Paul Auster que j'ai appréciés, pour le questionnement sur les mécanismes et la genèse de l'inspiration, et pour le fait qu'il n'y apporte pas vraiment de réponse(s)...

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    1. Oui, une relecture pour moi. Paul Auster, fait partie des auteurs que j'ai envie de relire (comme Russell Banks) malgré une PAL qui ne cesse de s'agrandir et s'alourdir...

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  2. Je sais que tu aimes Auster. Celui-ci était mon premier de lui. Il y a trop longtemps. Je dois y retourner... en même temps j'en ai tant à découvrir! Si tu n'avais à emporter qu'un seul Auster avec toi, ce serait lequel?

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    1. Moon Palace? Trilogie new-yorkaise?

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    2. La plupart des romans de Paulo, je les ai lu plusieurs fois, surtout les premiers. Celui était donc une relecture, magnifique. Je place Moon Palace au-dessus, pour l'histoire. Et la Trilogie pour l'écriture. Difficile d'en choisir qu'un d'ailleurs...

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