mercredi 21 février 2024

L'Eternel et Johnny Cash à l'arrière d'une Trabant


Il est là, assis sur une couverture, à l'ombre d'un vieil arbre dans ce parc de Londres. Paul McCartney a sorti un roman de son sac et tourne ainsi quelques pages en tendant l'oreille par moment sur la musique des oiseaux. Quel roman cela pourrait être, se demande l'auteur. Un roman islandais, peut-être. Un roman de lui-même ? La claque... Paul, le héros de sa jeunesse, il l'a accompagné tout au long de sa vie, qui lit un de ses livres. Mais comment oser l’aborder après ça ? Il a croisé souvent le regard de Paul, dans les étapes clés de sa construction d’écrivain, comme dans ce bus qui l’a emmené dans le Nord de l’île pour des vacances d’été, la bande des quatre assis au fond en train de composer de nouvelles musiques, une foire pas possible.

« Nous finissons par atteindre le bout du chemin, quoi que nous puissions faire, parce que tout a une fin. Les voyages, les baisers, les tasses de café, les désaccords, les randonnées, les bières, les étés, les angoisses, les journées de travail, 
la vie, 
et aussi le crayon à papier qui écrit ces lignes - il se consume peu à peu, c'est inexorable. Tout comme moi qui suis assis à la fois à Londres, dans l'herbe inondée de soleil, tout près de McCartney, avec la Trabant, l'Éternel et mon père entre nous, et ici, penché sur le vieux bureau de mon grand-oncle maternel, le poète capable de changer les mots en systèmes solaires, les phrases en voies lactées. Nous nous consumons tandis que le souffle du monde entre par la fenêtre : le ronronnement de la circulation, le chant douloureux des cygnes qui voguent à la surface de l’étang de Tjörnin tels des îlots couverts de neige, les cris des sternes arctiques, les trilles des oiseaux, la voiture qui passe devant la maison, la jeune fille qui tousse à l'étage d'en dessous, les résultats des élections dans deux pays, d'antiques tablettes d'argile exhumées des sables d'Irak, la Terre saccagée qui tourne sur elle-même et poursuit sa révolution autour du Soleil, emportant à son bord l'être humain, l'hymne à la vie, le plus destructeur des nuisibles, le plus cruel des prédateurs. »

Mais il n’y a pas que Paul ou Ringo dans ce sous-marin jaune… Quand il était dans la voiture de son père, il se retournait souvent pour voir Dieu l’Éternel et Johnny Cash assis sur la banquette arrière de la Trabant en train de boire des bouteilles de vodka à même le goulot. Dieu et Johnny furent très complices pendant des années, faut dire que descendre des bouteilles de vodka ensemble, ça forge des liens solides. Puis un jour, Johnny a disparu. Et à l’arrière de la Trabant, à côté de Dieu l’Eternel, étaient assis Simon & Garfunkel. Toujours la vodka qui passe de main en main, fini les chansons de marins à tue-tête avec des femmes dans chaque port, the sound of silence sonne en guise de refrain. Où diable est donc Johnny Cash, pendant qu’une baleine semble souffler aux larges des côtes nordiques. Et puis un autre jour, c’est Rod Stewart qui est venu s’asseoir à côté de l’Eternel. Lui, était plus whisky. Et il parlait tout le temps de cette nana avec des jambes, longues, longues et belles, belles, hot legs, elle est chaude chaude et a l’œil qui pétille à chaque fois qu’il en cause à Dieu l’Eternel. Moi aussi.

« Peut-être l'Eternel a-t-il longtemps été un type à l'esprit embrouillé, un raté qui abusait de l'alcool et que le Démon a fini par mettre sur la touche. Ensuite, pour ainsi dire privé de tout son pouvoir, il a passé son temps à errer sur la terre, mélancolique, et ne s'est remis sur pied que lorsqu'il a rencontré la mère de Jésus. Tout allait beaucoup mieux parce que, ensemble, ils étaient formidables et bottaient souvent les fesses du Malin. Puis il s'est passé quelque chose entre eux. J'ignore quoi, par exemple : Dieu buvait trop, il était trop souvent ivre avec papa et Johnny Cash et ils chantaient tous les trois des chansons de marins qui parlaient d'une femme dans chaque port, si bien que la mère de Jésus en a eu assez et qu'elle est partie. Mais pour je ne sais quelle raison, elle n'a pas pu emmener son fils avec elle. Dieu, Agúst et les patriarches irascibles de l'Ancien Testament s'y sont opposés. »

Bref, c’est un roman musical, un roman d’initiation qui voit ce gamin errer dans l’adolescence sur cette île, entre souvenirs de campagne et de catéchisme. Et d’une telle vie, loufoque et solitaire, naîtra probablement un grand écrivain, si grand que ses romans seront traduits de l’islandais en anglais, et seront même lus par Sir Paul McCartney, c’est dire la qualité de l’écrivain qui m’a encore une fois embarqué dans son histoire, qui pour une fois fut nettement plus solaire que le crépuscule auquel l’auteur m’avait habitué. Un voyage dans le temps entre la Mésopotamie de 5000 av. J.C. et la ville de Keflavik dans les années 1980 où Ringo Starr serait devenu un évêque et à tout moment décapité… Heureusement les sternes arctiques continuent de voler dans le bas ciel, les gâteaux locaux sont préparés à base d’œufs de goéland, « … et je deviens aussi triste que la commissure des lèvres de Ringo Starr. »
 
"Mon Sous-Marin Jaune", Jon Kalman Stefansson.
Traduction : Eric Boury.
Sur une masse critique, 
Merci donc à Babelio et les éditions Christian Bourgeois 
pour cette plongée arctique.
 
« Parfois, la vie est une baleine qu'on vient de capturer, mais - où diable est donc Johnny Cash ? » 



« Et ses yeux me murmurent que la vie est parfois une blessure qui jamais ne se ferme. »

5 commentaires:

  1. Moi aussi je veux monter dans la Trabant. Je veux! 🎸

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    1. Je l'imagine aisément, boire avec Dieu et surtout Johnny Cash... Croiser Paul et Ringo... J'ai entendu dire que l'auteur avait pensé à toi en écrivant ce dernier roman... surtout depuis qu'il vu tes reprises de Eleanor Rigby et de Let it Be sur youtube...

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  2. Je suis dans la trabant et dans le car. C'est un peu bizarre mais pas sans charme. Je suis à la moitié du chemin et repasserai ici dès mon retour.

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    1. C'est sûr que c'est très différent des précédents ouvrages que j'ai pu lire de l'auteur. Beaucoup plus loufoque et musical, alors qu'avant j'avais apprécié le silence et la retenue de ses personnages, leurs solitudes dans la neige ou la mer...

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    2. J'ai été un peu largué par instants mais que de beaux moments, que de souffle dans ce sous-marin. En général on est plutôt confiné dans un sous-marin. Mais là quelles envolées lyriques, émouvantes, burlesques aussi. Que d'idées farfelues et que de poésie. Pas loin du chef d'oeuvre. J'achèterais bien une Trabant si les passagers à l'arrière sont ces gens là. Pas étonnant que Cash ait si souvent chanté Dieu si l'Eternel est ce braillard aviné. Magnifique. Bon, qu'est-ce qu'on boit?

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