Prenez une profonde inspiration, soufflez, et suivez ma voix… Désormais vous êtes noir, un noir de l’Alabama dans les années 1950. Vous pourriez jouer de la trompette ou du saxophone, dans un club de jazz. Non à la place, vous êtes dans un bus à Montgomery, dans ce qu’on appelle encore la Cotton Belt, et vous n’êtes pas à votre place. Parce que cette place elle est pour ce blanc qui veut s’asseoir et qui attend debout que vous leviez votre cul sale de ce siège, sale nègre, parce qu’il est hors de question qu’un blanc reste debout dans ce bus, sale pute noire. D’ailleurs le chauffeur vous regarde du mauvais regard à travers le rétroviseur, lui aussi attend prêt à soulever son bras du levier de vitesse pour attraper sa winchester, comme dans un bon vieux western. Tout le monde attend. Jusqu’à ce qu’on fasse intervenir la police pour vous embarquer. Voilà ce qu’est prendre le bus à Montgomery, Alabama, dans les années 1950, lorsque vous êtes noir.
« Écoutez ma voix et avancez encore. A présent, c’est comme si vous alliez dans le recoin le plus obscur, comme si vous marchiez dans l'endroit le plus reculé que vous puissez imaginer, plus loin que loin, car, désormais, vous êtes noire. Ça n'est pas seulement le féminin de noir, c'est le bout de la travée, c'est l'oppression ultime. Vous êtes une femme, donc moins qu'un homme, et vous êtes noire, donc moins que rien. Qu'y a-t-il après la femme noire ? Personne n'est revenu pour le dire. Dans cette voiture qui roule vers on ne sait où, les policiers insultent Claudette Colvin. Ils la tutoient, bien sûr. Ils disent « sale nègre », bien sûr. Ils disent aussi « sale pute noire », parce que c'est une femme et que c'est ce qu'on dit quand on veut souhaiter le pire à une femme, c'est toujours par là que ça passe, par le sexuel jeté au visage, par le déshonneur. Plus de vertu, plus de morale, plus rien à respecter. « Sale pute noire !» Qu'y a-t-il après la pute noire ? Claudette Colvin n'en sait rien, elle prie en silence pour qu'on ne lui fasse pas toutes ces choses dont elle a entendu parler. Elle est dans la situation la pire qui puisse arriver à une femme noire de l’Alabama, être seule dans une voiture de police. »
Ainsi est la vie méconnue de Claudette Colvin, quelques mois à peine avant la mise en lumière de Rosa Parks. Claudette refusa non seulement de se lever de son siège mais plaida également non coupable face au tribunal blanc. Et ainsi ce jour-là, un jour, après tout, comme les autres, commença le combat d’une enfant de quinze ans pour une justice moins blanche et qui l’entraînera vers l’oubli… Parce qu’à quinze ans dans les années 50, on est encore qu’une enfant, parce qu’à seize ans être enceinte d’un homme blanc marié n’est pas le meilleur étendard de la NAACP (Association nationale pour la promotion des gens de couleur) et des proches du jeune pasteur Martin Luther King.
Même si Rosa Parks a fait énormément bouger les lois ségrégationnistes du Sud cotonnier, Tania de Montaigne rend ainsi hommage à la première, cette enfant noire qui bouscula à sa manière les faits et sans qui Rosa Parks n’aurait peut-être pas été Rosa Parks, sans qui Rosa Parks serait peut-être, elle-aussi, restée une couturière inconnue de ce monde. Sans Claudette, le temps aurait été peut-être encore plus long avant qu’un noir puisse s’asseoir dans le bus à côté d’un blanc ou puisse boire dans le même robinet qu’un blanc, de ce côté de la Cotton Belt. Un jeune pasteur croisera ainsi la route de Claudette et de Rosa. Il deviendra quelques mois plus tard l'icône du peuple noir, mais pour cela l'Histoire effacera les noms de Rosa Parks et surtout de Claudette Colvin. La politique ne laisse pas passer certains détails et la cause revient au plus charismatique ou au plus "bien présentant".
« Martin Luther King s'avance devant la salle survoltée. A part les fidèles qui fréquentent son église, on ne le connaît pas, c'est un nouveau. Martin Luther King n'est pas encore Martin Luther King, On l’observe. C'est vrai qu’il a belle allure, mais il est jeune, trop peut-être. Il prend la parole, sa voix est ferme, profonde, puissante :
- L'autre jour, jeudi dernier pour être exact, l’une des meilleures citoyennes de Montgomery...
- Amen, dit la foule attentive, tendue.
- Pas une des meilleures citoyennes noires...
- C'est vrai, dit la foule.
- Mais une des meilleures citoyennes de Montgomery a été expulsée d'un bus, et conduite en prison et arrêtée pare qu'elle refusait de laisser son siège à une personne blanche.
Il reprend son souffle et vous, noirs de Montgomery, vous êtes suspendus à ses lèvres. Vous, noirs de Montgomery, par votre ferveur, par votre présence électrique, par votre désir de faire corps, vous transformez décembre en brasier, vous changez le jeune pasteur King en Martin Luther King. »
« Noire », Tania de Montaigne.
Jamais lu, et pourtant "catalogué" pour mes CDI... Recommandé en 3e, si je ne m'abuse (?)
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