mercredi 27 juin 2018

Matricide au Rasoir

L’esprit encore ensommeillé, j’ouvre la fenêtre de la véranda. Une vague de sel et de brume froide m’envahit. Les embruns giclent comme une artère segmentée au niveau de la carotide. Là, à la lueur du petit jour, je découvre que je suis couvert de sang séché, sur le torse, sur les mains, une goutte de sueur ferreuse s’immisce entre mes lèvres et se mêle au sel. Des empreintes de pas – les miens – dans une flaque de sang. Que s’est-il donc passé hier soir ? Les souvenirs se sont absentés pendant quelques heures, pas un bruit, sans mère, sans frère. Je caresse dans ma poche le coupe-chou lui aussi ensanglanté.

« Dans ce monde, on trouve toutes sortes de gens. Chacun fait tout et n’importe quoi de sa vie. Et quelques-uns deviennent des meurtriers. Par accident, par colère ou par jeu. Je crois que cela fait partie de la vie de l’homme. Pourtant, je n’avais jamais imaginé devenir l’un d’eux, ni que ma mère deviendrait une victime. Tout ce que je voulais, c’était avoir une vie à moi. Mon espoir, c’est que vienne le jour où je pourrais faire ce qui me plaisait, où je pourrais vivre ma vie à moi – après la mort de ma mère. Mais je n’aurais jamais pensé qu’elle mourrait de cette manière. Encore que si, d’ailleurs autant l’avouer. »  

Je m’approche de la chambre de ma mère, toujours aucun bruit dans la maison, pas même le floc floc de la cafetière qui égraine son temps et ses gouttes de café noir, ni même le toc toc du sang qui circule dans mes tempes. Je pénètre son antre, les pieds baignant dans cette mare de sang à l’odeur écœurante. Ouvrir la porte – qui n’était pas fermée à clé, se retenir de gerber devant ce spectacle nauséeux. Elle est là, allongée sur son lit, les yeux fermés, couverte elle aussi de sang – le sien, je présume. J’essaie de rembobiner le film d’hier soir, comme un scénario de la nouvelle vague, mais les éléments ne s’enchaînent pas, l’histoire de mes souvenirs reste étrangement mystérieuse. Suis-je donc devenu le meurtrier de ma mère ?   

« En voyant ma mère allongée par terre, ma gorge se serre. En voyant ma main qui tient encore le coupe-chou, tous mes os se mettent à crier. Une voix plante des clous dans mon front. C’est toi. Le meurtrier. Toc. Toc. Toc. »

Quelqu’un frappe à la porte. Mon frère, ma tante ? La Police ? Je vois déjà les titres des journaux du lendemain, peut-être même la une, « Meurtres au rasoir » dans une petite ville balnéaire, oubliée de tous même des journalistes. Pourtant, il faut que je comprenne avant, que je retrouve le fil des évènements de la soirée d’hier. Avant que…

Suis-je une bête sanguinaire ? Un prédateur, même. Et si les réponses que je cherche tant sont à retrouver il y a plus de dix ans, comme un secret bien gardé de ma mère et de ma tante, cette salope. Je ferme le roman, une lame de rasoir aussi tranchante qu’une lame d’écume sur la grève. L’odeur de sang imprègne lourdement le parfum de ces pages, l’iode s’évapore, reste le sang et la javel que j’inspire lentement comme pour retrouver la zénitude d’un réveil au pays du matin calme. Il est si bon de se lever le matin et de ressentir cette impression de calme même si la vie baigne dans une mare de sang.

« Les chocs répétés augmentent sensiblement la vitesse du sang dans mes veines. Le désespoir qui bout au creux de mon estomac reflue dans l’œsophage, c’est une explosion de sucs gastriques. Un drôle de bruit étouffée s’échappe de ma bouche. Qui se transforme peu à peu en rire. Et ce rire rebondit dans l’appartement envahi par l’odeur épaisse du sang. Quelque chose, de la sueur ou du sang, coule sur mes joues. Un meurtrier. Matricide, de surcroît. Je suis cette bête répugnante. Ce que j’ai repêché au terme de tous ces affolements, toutes ces impatiences, toutes ces angoisses est cette vérité de merde. »


« Généalogie du mal », You-Jeong Jeong.




Sur une masse critique, 
toujours de qualité,
Merci donc à Babelio et
pour ces confiances renouvelées, et cette plongée dans une mare de sang, 
histoire généalogique du mal.


Jésus est amour
Qui rend ma vie si belle
De ses mains d'amour
Il rend ma vie si belle



8 commentaires:

  1. Brrrr !! Un roman bien noir et sanglant, semble-t-il.....
    Un meurtrier amnésique ?!?

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    1. Je ne te sens pas prête à tout lire sur la Corée, alors je m'abstiendrai :-)

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  2. Une littérature diversifiée sûrement... que j'ai envie d'explorer tout de même ;-)
    Apparemment, beaucoup d'auteurs de la nouvelle génération sont assez trashs et noirs.

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    1. Une question d'époque... Je me souviens que mes premiers romans de littérature coréenne traitaient surtout de la nouvelle démarcation entre les deux Corée et du déchirement d'un même peuple sous deux gouvernements opposés.

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  3. ce roman me fait de l'oeil depuis bien trop longtemps. Il faut que je le lise ! merci de me faire saliver...

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    1. Une belle surprise coréenne, de la psychologie, des interrogations sur l'âme humaine, du sang et une couverture magnifique...

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  4. Bonjour le Bison, j'espère lire ce roman dès que possible. Et puis, un roman policier coréen ça change des chinois et des japonais. Bonne fin d'après-midi.

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    1. Très intense, très éprouvant, à l'image du cinéma coréen...

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