
Chacun pour soi.
Quatre types jouent aux dominos dans un coin,
comme chaque jour de l'année et comme chaque année depuis la nuit des temps. Le
défilé des rectangles blancs, des points noirs, des doubles neufs, des cris et
des jurons ne varient pas. Posé à côté de chacun des joueurs, le sempiternel
verre de rhum ; au centre, un cendrier rempli de mégots. Voilà, se dit-il, le
disque rayé de la culture nationale. »
J’ouvre la fenêtre de ma piaule, sortir les
odeurs de moisissure, de peinture défraichie et de sueur aigre, rentrer le
parfum iodé de la mer, le parfum jasminé de la femme, respirer cet air
irrespirable de nostalgie et de désespoir. La fenêtre ouverte, c’est un peu le
disque rayé de ma vie. Des vies et des rêves qui se hachent et se bloquent
inlassablement, comme des vagues qui s’échouent sur le rivage avec quelques
détritus de radeaux de fortune ou d’infortune. Je referme la fenêtre, trop ébloui
par le soleil et l’azur. La radio du voisin braille comme un appel à la prière,
ce n’est qu’un énième discours du chef, fidèle à lui-même pendant des heures. Au
neuvième étage, je repense à cette vieille russe, blonde et soviétique jusque
dans ses poils pubiens. Elle m’ouvre sa porte, de temps en temps, en même temps
que sa robe, et je lèche son parfum, je respire frénétiquement sa sueur.
Dans la rue, les femmes font la queue avec leurs
tickets de rationnements, les vieux s’attablent à des terrasses de café, cigare
et verre de rhum, occupent le temps d’une vie à faire danser des dominos dans
leurs mains ridées, les jeunes filles dansent au son de la brise qui fait
virevolter leurs jupes légères. Le même décor depuis des années, avec des
vieilles carcasses d’automobiles sillonnant la poussière des bouts de trottoir.
Les mêmes hommes, tristes ou rêveurs, les mêmes femmes, blondes russes ou
noires mulâtres. Le disque rayé de multiples vies. Elles sont quand même
belles, ces cubaines, sers-moi un verre de rhum, poupée, même si je ne suis pas
ton homme, trop triste devant ce sourire si éblouissant. Le disque rayé de ma
vie.