mercredi 13 novembre 2024

La Poussière de Chet


"Des phrasés simples dits avec le cœur." C'est ainsi que je peux moi aussi résumer le ressenti de chacun de ses disques. Chet a quelque chose en plus, comme de la fragilité, comme une âme emplie de tristesse car le cœur est toujours triste. Et la tristesse colle à la peau de certains hommes. 

Mais c'était sans compter "le vice, la nuit". Il est loin le temps de ses débuts avec l'oiseau Bird. Joints avec cette histoire, deux disques sur le début de la carrière de Chet Baker, les années 1953 - 1955. A l'époque il avait encore toutes ses dents, non brisées par quelques types de la rue venus lui ponctionner le prix de son fix'... La nuit, la drogue, et les hôtels minables qui s'enchainent, les arrestations aussi... Les draps et la moquette puent la pisse, le renfermé, lieux de solitude et de poussière. Moi je préfère me replonger dans sa discographie et oublier la misère d'un homme perdu dans ses "Poésies de poussières et de routes lointaines".

Chet a l'art de "Faire parler l'atmosphère, l'air entre les notes". Sa musique me parle alors je m'écoute My Funny Valentine, deux minutes vingt à ses débuts, des minutes qui vont s'étirer au fil du temps, jusqu'à ces fameuses trois heures du matin, un 13 mai 1988 à Amsterdam. 13 mai, une date marquante pour une "Nuit de pluie, la route qui appelle".

vendredi 8 novembre 2024

Une Soirée Pluvieuse


 « Cette histoire est destinée à être lue au lit dans une vieille maison par une soirée pluvieuse ». Par la fenêtre, ruissellent donc les gouttes d’une pluie froide. Le ciel d’un gris sale et sombre, ou les anges venus du paradis, pleurent probablement de ce qu’ils voient d’en-haut, à savoir l’étang de Beasley, près de la ville de Janice. Lemuel Sears en cet hiver y découvrit les joies du patinage, quelle beauté ce lac gelé et quel plaisir de sentir ce blizzard vous fouetter les couilles rabougries, pendant que les lagopèdes à queue blanche fuient le temps de la saison cette contrée. D’ailleurs dans ses souvenirs, Lemuel Sears étant plus proche de sa fin de vie que de ses prémices vu qu’il a la quarantaine bien établie, cet étang de Beasley, on dirait vraiment le paradis. Sauf que depuis quelques années, l’étang sert officieusement de décharge publique à ciel ouvert. Les camions arrivent, déposent leurs merdes et autres déchets polluants, et repartent, le tout bien orchestré par la mafia locale et la mairie de Janice, les deux se rejoignant autour d’une poignée de mains et d’une mallette de billets.

« C'était par une soirée pluvieuse. Il n'y avait a priori pas de rapport pour Sears entre le bruit de la pluie et sa connaissance limitée de l'amour, pourtant, il existait bel et bien là un lien. Il pensait que le peu qu'il savait de l'amour lui avait été révélé alors qu'il écoutait la musique de la pluie. Les petites averses, les grosses gouttes, les pluies torrentielles, les inondations paraissaient liées à l'amour dans son souvenir, même s'il n'y pensa pas alors qu’il se baignait avec grand soin, puis s'habillait. L’importance de la pluie est nourricière, et elle concerne beaucoup de gens, puisque la multitude est l'un des aspects de l'amour. Jusqu'à un certain point, l'obscurité appartient à la pluie, mais l'obscurité, dans une certaine mesure, appartient à l'amour. Dans d'innombrables lits, Sears s'était estimé heureux d'entendre la pluie tomber sur le toit, il l'avait entendue s'écouler d'une gouttière défectueuse, inonder les champs, les jardins, les toits et les cours de nombreuses villes. Ce soir-là, il traversa la ville à pied sous la pluie. »

lundi 4 novembre 2024

Un Soleil Ivre De Rage Tourne Dans Le Ciel


« Elle se redresse pour prendre son walkman, qui doit être à ses pieds. Bernard Lavilliers la bercera. Alice écoute en boucle la cassette d'O Gringo depuis qu'elle a quitté Québec, elle connaît "Sertao" par cœur. Les pales du ventilateur coupent tranche à tranche l'air épais comme du manioc. [...] Y'a guère que les moustiques pour m'aimer de la sorte. Leurs baisers sanglants m'empêchent de dormir. »

Le long du fleuve Maroni, dans les années 80, un soleil ivre de rage tourne dans le ciel, Alice s'offre une virée en Guyane, Bernard Lavilliers dans son casque Koss, pour oublier sa vie québécoise. Elle profite de ses vacances pour se ressourcer au vert, un vert jungle, un vert comme l'enfer, mais ça elle ne le sait pas encore.

Trente ans après, Flora s'occupe de la succession de sa mère tout juste décédée et œuvre en parallèle auprès de femmes victimes de violence conjugale. Dans un Québec neigeux, elle sentira l'humidité obscure de sa vie. Les pales du ventilateur coupent tranche à tranche l'air épais comme du manioc, ils l'emmènent sur une autre terre où est enfouie de lourds et profonds secrets que ni sa mère, ni son père qu'elle adorait pourtant n'avaient souhaité déterrer. 

vendredi 1 novembre 2024

Aux Vents des Orcades


«
En sortant de l’entrepôt, j'ai marché longtemps, seule, dans les rues, ma veste sur le bras, une bouteille de bière à la main. J'appréciais la douceur de l'air nocturne sur ma peau nue. J'étais saoule et défoncée, mais pas encore prête à aller me coucher. Je voulais respirer les parfums de la ville, me rouler sur le bitume. Chaussée de mes vieilles boots, j'avançais plus vite que les bus de nuit. Les drogues que j'avais avalées plus tôt dans la journée me donnaient des fourmillements dans les joues. Le souffle court, je me mordais les lèvres. J'avais l'impression d'être en feu - mon visage, ma bouche, mes seins, mon sexe : tout en moi se consumait. J'ai sorti une cigarette de mon paquet et l'ai allumée, avant d'avaler une gorgée de bière. En sentant la fumée entrer dans mes poumons, j'ai pris une profonde inspiration pour que les bulles d'oxygène métabolisent rapidement l'alcool, tout en retenant le plus longtemps possible la fumée dans ma cage thoracique, tirant un maximum de plaisir de chaque instant. »

Dans l'oubli hypnotique des nuits londoniennes... je regarde mon verre, je le fais tourner d'une main tremblante, pourquoi alors qu'il n'y a pas de glaçons, pas de tintements de cristal, je ne sais pas, je le regarde juste, des yeux posés sur un liquide ambré, un Benriach en version Smoky Ten, peut-être ai-je l'espoir de sentir son parfum, sa tourbe qui m’emmènera loin d'ici, plus au nord, à l'extrême nord même de l’Écosse, dans les îles Orcades. Ce verre sera le dernier, peut-être, avant de se reprendre en main, de tout laisser tomber et de reprendre vie. Dans un lieu familier, celui de l'enfance et des souvenirs, celui des brebis et du roi des Cailles. Là-bas, je n'oublierai pas mes compagnons nocturnes, bières, vin et vodka, pourtant j'essaierai d'y échapper, et pour cela il y aura le vent des Orcades chargé d'embruns tout aussi enivrant.  

mercredi 23 octobre 2024

Et puis la mer se retira en silence


 Cela commença par quelques tremblements. Légers au début, juste de quoi soulever la poussière de la terre. Puis le bruit un peu plus sourd. Ça bouge un peu plus. Un tremblement de terre de plus, mais la terre a l’habituel, le Japon aussi. Le calme s’ensuit. Par calme j’entends silence. Le vent s’est tu, les animaux se sont tu, même les oiseaux gardent le bec clos, caché, à l’abri. Et puis la mer se retira en silence. Une alarme stridente brisa ce silence du haut de la colline. Alerte Tsunami ! 

 « Au large, la mer continuait à se retirer et le grondement des vagues était presque inaudible, il régnait un calme inquiétant. Ce fut juste après qu’il entendit l’alerte parvenant du haut de la pinède sur la colline. »

 Yasuo se dépêcha de redescendre au port, à contre-courant de la population qui fuit la côte. Il détacha son petit bateau de pêche et alla au large, au-delà de la vague. Attendre que celle-ci s’échoue avec ce sentiment d’impuissance. Pour sa survie, il sauve son bateau. En contrepartie, il est le premier spectateur de cette vision d’horreur, son village rasé, coulé sous les flots, sous la boue. Plus de maisons, voitures retournées, l’attente.

dimanche 20 octobre 2024

Toujours la même pluie

  Bonjour.
Une voix au téléphone.
Vous pourriez venir demain matin, Madame. Nous aimerions vous parlez. Vous pourriez nous aider. Je vous donne rendez-vous à 9h00 au poste de police du Havre.
Je n'arrive plus à sortir un son de ma gorge. Des images viennent et reviennent, viennent et reviennent. Comme ces vagues qui s'échouent sur le rivage. Ressac.

  Bonjour.
Reconnaissez-vous cet homme ? Non, pourquoi je devrais... Je ne sais pas. On a retrouvé le corps de cet homme sur la plage. Non, je ne le connais pas. Il n'avait pas de papiers, rien dans ses poches, juste un ticket de cinéma, la séance de lundi soir. Vous êtes sûr de ne pas avoir une petite idée sur son identité. Non… Au dos du ticket de cinéma, il y avait votre numéro de téléphone…

  "Il était midi quand je suis montée sur la digue - je voulais faire moi aussi la promenade au phare. Un halo d'humidité flottait sur la jetée, qui s'est évanoui dès que je me suis approchée, la barre devenant alors très réelle, tendue, et rehaussée côté mer d'un muret de béton tel un rab de rempart, si bien que j'entendais les vagues cogner contre la muraille, le boucan du ressac, mais je ne voyais rien. Au loin, le phare projetait son désœuvrement sur l'avant-port, flou et solitaire, résigné à attendre le soir pour émettre sa signature lumineuse : un éclat rouge toutes les cinq secondes visible à vingt et un milles nautiques. Le battement cardiaque de la nuit portuaire. Une pulsation électrique qui le distinguait parmi les phares et balises de la façade Ouest et clamait : je suis le phare de la digue Nord du Havre."

dimanche 13 octobre 2024

Les Amours de Barbezieux


  « Je suis élève en terminale C au lycée Élie-Vinet de Barbezieux.
Ça n'existe pas, Barbezieux.
Énonçons autrement. Nul ne peut dire : je connais cet endroit, je suis capable de le situer sur une carte de France. A part peut-être les lecteurs, et ils sont de plus en plus rares, de Jacques Chardonne, natif de la ville, et qui en a vanté l'improbable "bonheur". Ou ceux, ils sont plus nombreux, mais ont-ils de la mémoire, qui empruntaient la nationale 10, naguère, pour se rendre en vacances, au début du mois d'août, en Espagne ou dans les Landes, et se retrouvaient systématiquement bloqués dans les embouteillages, là, précisément, à cause d'une succession mal pensée de feux tricolores et d'un rétrécissement de la chaussée. »

  Tu connais la jeunesse de Barbezieux. D’ailleurs tu connais Barbezieux, au fin fond de la campagne Charentaise, à deux ponts ou deux routes de la Dordogne. Le désert absolu en matière de plaisirs adolescents. Surtout quand tu es en Terminale C au lycée Elie-Vinet de Barbezieux. Un lieu qui n’existe pas. D’ailleurs, Barbezieux n’existe pas, ou ne devrait pas, surtout quand tu es jeune.
Alors casque sur les oreilles, protection en mousse orange, le lecteur cassette autoreverse attaché à ta ceinture, tu écoutes Bruce Springsteen qui deviendra le boss, « Because the night ». Cette nuit. Et après, me diras-tu ? Rien, juste cette musique et après on s’embrasse, on se suce et on s’encule. Oh It's so good Oh it's so good Oh it's so good

  Quand tu es seul, tu sors un livre, tu aimes les livres, l’odeur de la bibliothèque, ces étagères de poussière. Mais tu ne le dis pas, tu le caches un peu même. Pas que tu es honte, mais avec ton aspect longiligne, on te prend déjà pour une tapette, que tu n’as pas besoin que les insultes « sale pédé » fusent à tout bout de champs. Parce que des champs dès la sortie de Barbezieux, il n’y a que ça…    

lundi 7 octobre 2024

La Fille du Slasher


Venez voir, en ce jour du 12 septembre de l’an de grâce mille huit cent trente-huit, sur le Champ de Foire de Hallow Heath, dans le comté de Worcestershire, à la Foire aux Chevaux annuelle, attenante au nouveau canal de Birmingham, le combat très attendu du noble art de la boxe à mains nus… Et la foule crie, et la foule hurle, et la foule braille… Et la bière coule, et la bière se verse, déverse, se renverse… La revanche tant attendue entre Tom Heaney, l’ouragan irlandais, et le vieux Bill Perry, le slasher de Tipton… Sous une pluie battante, une pluie froide, une pluie de sueur… Et sous des hectolitres de bières…

« Toute cette bière au fil des années cette intense montée de plaisir qu'elle lui procurait quand elle cascadait dans sa gorge, bruissant et nettoyant ses entrailles, et l'étreinte musclée du houblon quand il vous frappait et que tout devenait possible. II était né avec une soif insatiable qu'aucune quantité de bière ne semblait jamais pouvoir étancher. »

Le dernier combat de Bill. Avec l’argent ramassé, il achète le pub de Tripton… Et là, le géant aussi alcoolisé que doux, des poings de fer un cœur de guimauve, se retrouve dans son élément, comme entre quatre cordes sur le ring, entre quatre fûts de bière derrière le comptoir. Il achète également pour quelques pièces une jeune gitane, Annie, oui à l’époque ça se faisait, pour s’occuper de lui et du bar ; elle devient ainsi sa « fille ». Une fille qui en cachette apprendra à se battre et montera également sur le ring, écrasant de son intelligence et de sa vivacité les grosses mégères fermières laitières venues se mesurer à elle pour quelques pièces... En digne héritière, son nom de ring, la fille du slasher.  

jeudi 3 octobre 2024

Voix Cobain, Voie Spokane


Revenons quelques années en arrière... Le temps file et défile dans ma bibliothèque ; c'était il y a plus d'une décennie, peut-être même deux, certainement, au bout de deux pintes, j'ai du mal à additionner correctement les nombres, je découvrais la plume indienne de Sherman Alexie dans "Phoenix, Arizona". Et j'avais beaucoup apprécié cette confrontation entre la culture amérindienne et le modernisme de l'Amérique. On y buvait du whisky, on y jouait au basket. Après tant d'heures d'attente et de pages tournées et retournées, de couvertures pliées et de livres rangés, je décide enfin de replonger dans cette Amérique-là... Une Amérique post 11 septembre vue de l’œil indien, celui de Sherman Alexie qui se met toujours plus ou moins en scène. De la fiction ancrée dans le réel, dirai-je. 
 
"Après avoir déjeuné seule au Good Food, un restaurant postcolonial miracle qui servait du teriyaki japonais, des sandwiches à la saucisse polonaise, des pizzas italo-américaines, du riz aux haricots mexicain ou créole, elle but son café, puis chercha le garçon du regard. Il y avait plus d'un quart d'heure qu'il était parti avec sa carte de crédit et il ne revenait toujours pas. Peut-être qu'il est en train de sauter une serveuse dans la cuisine, pensa-t-elle. Mais ne soyons pas homophobe, peut-être qu'il saute le mignon petit aide-serveur guatémaltèque. Ou peut-être qu'il utilise ma carte bleue pour accéder à du porno ou à des biographies de célébrités sur Internet ; peut-être que c'est un employé amer et paresseux ; ou peut-être qu'il est gentil, correct, mais nul dans son travail ; ou peut-être que ma banque a fini par bloquer mon compte débiteur et que le fisc va me faire arrêter. Elle se demanda si les États-Unis ne risquaient pas de rétablir la prison pour dettes. Dans ce cas, elle serait sûrement condamnée à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. La prison ne serait pas mal, en définitive, se dit-elle. Et en isolement cellulaire, elle aurait la paix. Épouse d'un grand homme et mère de deux fils adolescents, elle détestait leur cacophonie masculine. Elle aimait davantage la solitude et le silence méditatif à l'époque où elle était une enfant de sept ans vivant dans les vastes forêts de pins de la réserve des Spokanes, qu'elle ne les aimait aujourd'hui à cinquante ans, prisonnière d'une ville elle-même prisonnière des eaux. Elle avait été une nonne prépubère. Elle avait été plus proche de Dieu lorsque son vocabulaire était de soixante-quinze pour cent plus réduit. Elle donnerait volontiers tous ses mots de cinq, de quatre et de trois syllabes pour retrouver Dieu. Il lui manquait. Et son serveur aussi lui manquait. Peut-être que son serveur n'avait jamais existé. Peut-être qu'il s'agissait d'un fantôme. Peut-être que je suis en proie à des hallucinations et que je ne m'en rends même pas compte. Les fous savent-ils qu'ils sont fous ? Regardez-moi ça, la schizophrène paranoïaque qui déjeune au restaurant. Elle éclata de rire et se demanda comment elle avait pu devenir cette femme qui mangeait seule et riait tout haut en public. Je suis une folle et une S.D.F qui paye un loyer. Bientôt, je porterai des sacs en guise de robes. Qu'est-ce que Chanel en penserait ? Bon Dieu, où est passé ce serveur ? Elle promena son regard sur la salle à la recherche d'une preuve de son existence : un tablier taché, un stylo-bille, une odeur d'eau de toilette imprégnée de phéromones. Le serveur avait disparu. Envolé, volatilisé."
 

dimanche 29 septembre 2024

Epaule Tatoo


Alma, l'âme de ce roman.
Alma, la fille tatouée. 
Et Joshua, l'homme cultivé, l'écrivain, le professeur, à la fois riche et séduisant. Alors qu'Alma est pauvre, pas vraiment belle, et totalement inculte.
Pourtant Alma exercera une certaine fascination, virant même à l'obsession, dans la vie de Joshua. Il la prendra, comme servante-secrétaire-aide-soignante.
 
Elle venait d'ailleurs, de campagnes arriérées où les enfants avaient les pieds sales, où quelques vieux subsistaient dans l'air pollué. Lui a un malaise, dans sa vie, dans son âme, il se sent décliné, il se sent seul, pourtant n'a que la quarantaine. Atteint d'une étrange maladie, il a besoin d'Alma, qui sait, elle pourrait le sauver.
 
"Là où des fumées blanches s'élèvent comme une vapeur des fissures du sol.
Là où les mines creusées profond sous la terre continuent de brûler.
Wind Ridge, Bobtown, McCracken, Cheet, tels étaient les noms des mines quand elles avaient des noms. Quand elles étaient encore encore exploitées, avant les incendies.
Où vis-tu, je vis en enfer. Je suis une enfant de l'enfer. Je suis américaine et enfant de l'enfer. Demandez-moi si je suis heureuse, je le suis.
Presque tout le monde est parti. L'herbe pousse drue là où le bitume s'est fissuré. Là où les gens ont abandonné leurs maisons. L'ancienne école primaire. La cour de récréation asphaltée. Berlin Street, Coalmont. Scottdale, Mount Union, Tire Hill. Là où le feu couve, la neige fond dès qu'elle touche le sol. Lève les yeux vers les collines où monte la vapeur. Où l'aide vient du ciel. Herbes hautes, jeunes arbres. La jungle revient. Cette paix, c'est un cadeau pour ceux qui ont refusé de quitter l'Akron Valley."
 

dimanche 22 septembre 2024

Les Cigognes de Wacheng


"Ce que le vent de ce printemps précoce cherchait à subjuguer, ce n'étaient pas les arbres encore dénudés des vastes terres du Nord, c'étaient les rivières prises par les glaces. Il brûlait d'embrasser leurs bouches scellées tout l'hiver sous la neige et la glace. Rien n'était plus difficile que de leur arracher des mots d'amour. Pourtant, ce vent printanier plein d'audace et de sentiment les caressa sans fin de ses lèvres ardentes avec une vive passion, un jour, deux jours, trois jours, quatre jours, inlassablement, jour et nuit. Au bout de sept ou huit jours, la rivière Jinweng du Grand Nord, cette belle dame hautaine, enfin réveillée par ces lèvres brûlantes, abandonna ses vêtements de glace pour ouvrir son cœur à ce baiser longtemps repoussé."
 
Et si je te contais un peu de poésie ce midi,
une prose de plumes et de gastronomie. 
Et si je te racontais la légende de la cigogne,
à contempler comme un verre de Bourgogne.

Sur les bords de la Jinweng, j'observe les saisons, le temps qui défile, parfum de chlorophylle. Situé au nord de la Chine, mieux vaut ne pas y rester l'hiver, surtout quand le blanc recouvre son manteau vert. Mais dès les premiers rayons de soleil, liquide ambré au fond d'une bouteille, l'air me réchauffe l'âme, comme la flamme le cœur de la femme. A propos, de l'autre coté de la colline, trois bonzesses entretiennent le Temple de la Déesse, pas topless, même si mon esprit lubrique ne s'y dérangerait pas, c'est que j'ai la pensée érotique.

lundi 2 septembre 2024

Le sourire d'une belle-sœur

Jirô projette de faire un voyage du côté d'Osaka avec un ami. Cela sera aussi l'occasion de rendre visite à sa famille, répondre à ses obligations de fils et de frère cadet. Il a rendez-vous là-bas... Quelques jours chez son frère et ses parents, cela reste supportable... Alors en l'attendant, regardons donc le ciel et ses étoiles endormies, une petite brise légère autour d'une petite bière, pas de quoi tout de même se faire un harakiri...
 
"Les étoiles dans le ciel brillaient faiblement. Elles semblaient plisser leurs yeux ensommeillés."

On pressent aisément que le voyage tombera à l'eau. Restent donc ces moments familiaux, plein de respect et de contraintes. Un sentiment bivalent habite ainsi Jirô dans ce Japon du début du XXème siècle. L'habitude des bonnes convenances et de la tradition fait face à cette envie de s'éloigner du poids de cette famille. Et cette question qui revient sans cesse, aussi lourde et pesante qu'une enclume, pourquoi n'est-il pas encore marié. Il serait temps Jirô de fonder une famille, d'avoir des enfants. On va arranger ça, regarde ce catalogue de connaissances ou de filles de connaissance qui seraient te donner bonheur, te servir du saké, te faire un ou deux garçons...

samedi 31 août 2024

Les Escales de Nad' et du Bison : Angleterre

Lieu : Hailsham, Angleterre
Lever du soleil : 6h11  | Coucher du soleil : 19h45
Décalage horaire : 0h
Météo : 22°. Très nuageux. Vents NE de 15 à 30 km/h.
Coordonnée GPS : 50° 51′ 46″ N / 0° 16′ 23″ E 
Musique : Never Let Me Go, Bill Evans
Un Verre au Comptoir : Ardberg




Je n’aurais jamais dû t’emmener à Menderley... Sur la côte de Cornouailles, l’ambiance est lourde et le brouillard épais. Dans une déferlante de pluie démentielle, la mer noire s’agite d’une rage affolante. Elle peine à abîmer au passage ta beauté, pourtant immuable, intemporelle. C’est l’Angleterre. Les lieux sont fraîchement hantés par le souvenir de Rebecca, disparue en mer. Ma Rebecca… Le château de Manderley est encore habité de ta présence. Oui, c’était beaucoup trop tôt pour t’y emmener… La gouvernante ne te ménage pas - elle reste fidèle à Becca - tu ne mérites pas sa hargne et son amertume. Elle te fait payer cher d’être la deuxième madame de Winter. Non, ta place n’est pas ici, sur ces chemins broussailleux où la froideur des lieux anesthésie ta fougue. Viens que je t’emmène au pub du coin. Entre deux frettes - pas si frettes en réalité - et trois quatre bigorneaux coincés entre les dents, j’essaierai de te raconter Rebecca. Que la page se tourne… 

lundi 26 août 2024

Le Cas K


Avec le temps, il était temps, tant d'envie, tant d'attente, que je plonge dans les eaux troubles de Dino Buzzati, que je réfléchisse à la profondeur philosophique du cas K. Tant apprécié, certains lecteurs-folkeurs firent de ce K leur livre de chevet (ne vous retournez pas, ils se reconnaîtront aisément, généralement ils portent un verre à la main et la mélancolie d'une guitare dans l'autre). D'autres lecteurs-écrivaquiers (et souvent ce sont les mêmes que les précédents) ont le désert qui leur colle à la peau, et font de ce K, un K intéressant, voir passionnant, mais triste. Oui quand on parle de Buzzati, on se sent obligé d'évoquer, ne serait-ce que l'instant d'une micro-seconde son autre monument.

J'ai donc eu enfin - et c'est peu dire - le courage moi-aussi de prendre en pleine main ce K et de m'abreuver de ces quarante-quatre petites histoires comme autant de petits shots de whiskys à peine fumé. Ne sachant pas ce que j'allais y trouver avant, mis à part quelques effleurements fantastiques, ce sont donc les yeux fermés que je pénétra l'antre de la pensée de l'auteur. Et qui ai-je donc rencontré au fond de cet abîme littéraire, en plus de ce monstre marin qui donna les lettres de noblesse à ce recueil ?...
 

vendredi 16 août 2024

Une Bière en Terrasse


Vendredi 13 novembre 2015, il est 18h00… Je rentre du boulot, l’esprit un peu fatigué. Sur la ligne 13 du métro, je vois qu’il y a pas mal de monde. Enfin, il y a toujours beaucoup, beaucoup trop de monde sur la ligne 13. Mais ça me revient, il y a foot ce soir au Stade de France, un France – Allemagne, je crois. Toujours intéressant cette confrontation de deux équipes de foot qui se sont pas mal détestées il y a quelques années… Ca me tente bien, mais bon, je suis sur la ligne jaune, pas la bleu, le sort en à décider ainsi, je vais probablement rentrer chez moi, me prendre une bière devant la télé…

« Le Hasard continue à jouer avec nous. Il invente des retardements cruels, de faux espoirs, des trajectoires de tirs improbables, des chances inespérées, des armes qui s’enrayent. Nous retenons notre souffle. Attendons, prions, supplions, essayons d’espérer. »


Je m’installe difficilement sur un strapontin, brouhaha, chaleur humaine, odeur de soufre. Casque Marshall sur la tête, je rentre dans ma bulle, sur les ondes la guitare de Josh Homme et son premier groupe, Kyuss. Quel album, ce Welcome to Sky Valley, une odyssée dans les riffs et la poussière d’astéroïdes. Le stoner est ici. Ça me détend. Ça me redonne de l’énergie. Je feuillette l’Officiel des Spectacles, voir s’il n’y aura pas un petit concert à voir ce soir… Je note le passage au Bataclan de Eagles of Death Metal, l’un des nombreux groupes de Josh Homme… Ça me tente bien, forcément. Encore du riff. Encore de la poussière. Ces riffs se transformeront en bang dans la nuit. Mais pour le moment, j’ai soif. Comme une envie de sortir de la chaleur étouffante du métro, retrouver l’air libre, sentir ce vent de liberté qui soulève les jupes des filles, et élève mon âme. 

lundi 12 août 2024

Des Eaux Sombres


Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j'ai divagué dans la ville irréelle et chaotique. Je devais me rendre dans cet endroit qu'on appelle le funérarium, et qu'on appelait jadis le crématorium. On m'y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation était prévue pour 9h30.
 
Je suis déjà en retard, sur ma vie, et même pour ma propre mort. A l'heure où je t'écris, j'aurais du être déjà en cendres, dans une boite, une urne déposée dans les mains de mes proches. Mais quel proche ? C'est comme si j’avais raté le dernier train. Alors j'erre sur le quai, à regarder le soleil se coucher, sans bagages, sans pleurs, sans sourires. Où vais-je donc bien passer la nuit, sans sommeil, sans bières. Combien de nuits, combien de jours ?

Alors, je suis obligé de prendre un ticket, comme au comptoir d'un bureau de Pôle Emploi et attendre à nouveau mon tour, en silence. En attendant j'erre dans les étages de ma mémoire, les moments clés de ma pauvre vie et je croise des âmes qui comme moi errent de ci de là, en attendant que de l'autre côté un parent un proche aient les moyens de leur payer une sépulture...
 

mercredi 24 juillet 2024

Je me noie


  Je me noie. Je suis en train de me noyer. D’habitude, l’homme s’agite dans l’eau, essaie de faire des signes à sa femme restée sur le bord de l’eau. Mais en ai-je réellement envie, au fond de moi. Je bascule au fond de l’eau, les flots me ramènent à la surface, je replonge dans les tréfonds. Une crampe à la jambe droite, pas la gauche, non, juste la droite et je me noie.

  Et pendant que je plonge une nouvelle fois, mon regard intérieur plonge dans mon âme sous l’eau. Je repense à cette fois-ci où j’ai failli me noyer, déjà, une nuit de 1986, lorsque enfant, j'ai essayé de repêcher 11 briques de lait UHT dans le port de Dieppe. Je me demande encore pourquoi je ne me suis pas noyé cette nuit-là, cela aura facilité bien des choses. Oui, si seulement je m’étais noyé en 1986…

  « Mes poumons seront bientôt remplis de l’eau du lac. Entre ce moment et ma mort, il y aura certainement quelques secondes, ou une seconde seulement. Je produirai un dernier mouvement involontaire, j’imagine. Comme une cornemuse qu’un sonneur vient de poser sur une table se vide de son air en s’affaissant et agite bourdons et chalumeau dans une dernière imploration, je produirai un dernier mouvement et ce mouvement continuera sans moi. Je l’aurai initié de mon vivant et il perdurera dans ma mort tout comme une palombe criblée de plombs reste dans le ciel le temps de sa chute. » 

dimanche 21 juillet 2024

Le Kid de Calusa


Le soleil sur Calusa, Florida. Les Keys et son Kid. Je l'ai croisé un jour, là déambulant dans le vide, ou démarchant un petit taf de plongeur ou de serveur. Il m'a raconté son histoire, le genre de vie qu'on n'oublie pas, qui reste en nous longtemps après... Comme ancrée dans la baie, la baie pas si belle de cette Floride. Le Kid, il préfère s'appeler ainsi, peu importe son véritable nom, il n'existe plus, même si une recherche Google te fournira son pedigree.
 
Il m'emmène alors chez lui, une cabane sous un pont. Attaché à un ponton, il me présente Iggy son iguane, avec l'air de s'excuser pour ce manque d'originalité. Sa seule compagnie, aussi fidèle qu'un chien, sauf qu'en plus il fait peur aux déchets humains qui gravitent sous le pont, des SDF comme lui, des drogués, des fugueurs. La crème de la société des oubliés.  
 
"Au loin, là où la ville tentaculaire se rétrécit et se termine enfin, au-delà de la zone où les galeries marchandes, les pavillons et les enclaves protégées des banlieues se transforment en parcs à caravanes et où ceux-ci finissent par se fondre dans des fourrés de palmettos, des champs de canne à sucre et des mangroves, au-delà du Grand Marais de Panzacola, un soleil rouge et aplati miroite près de l'horizon bas que rien ne brise. Zébré de bandes nuageuses couleur mandarine, le ciel à l'ouest devient turquoise puis se couvre d'orange et finit écarlate. Ce ciel de fin de journée, le Kid peut le voir depuis l'endroit où il se trouve sous le Viaduc, mais seulement s'il s'avance jusqu'à l'extrémité de la péninsule de béton, se dresse au bord de l'eau qui clapote et lève les yeux. Deux 747 s'envolent simultanément de l'aéroport international à l'ouest du centre-ville. Des traînées parallèles de vapeur condensée blanche rayent le ciel qui s'assombrit." 

mardi 16 juillet 2024

La Nuit De Noël Où Je Quittais Valparaiso


  C’est la nuit de Noël à Valparaiso. La petite Caroline, 7 ans, rêve encore du père Noël quand ses parents lui apprennent qu’ils partent tous ce soir en avion direction le Canada. Ils quittent tout, la terre, la famille, les camarades de classe et la poussière de leur maison. Jamais ils n’y reviendront, tel est un pays au Pinochet règne encore sur la majestueuse Cordillères des Andes. 
Dis maman… 
C’est où le Canada ? 
Dis maman… 
C’est encore loin le Canada ?

  « Hochelag', c'était surtout juste chez nous. Bétonné, crade, frette, poussiéreux. Ça puait tout le temps sur Sainte-Catherine Est. Les roteux, la marde de chien, la pisse de gars saoul, le sperme séché, les vieilles botches de cigarette, la bière cheap tablette, les vidanges qu'on met sur le bord du trottoir n'importe quel jour, l'enfermé même dehors. Ça sentait le scrap. Ça sentait la misère. Il y avait personne de perdu à Hochelag'. Tout le monde était emprisonné dans la dèche, captif de son passé, séquestré par la vie, reclus dans sa solitude. » 

vendredi 5 juillet 2024

Shoes Syndicate


  Dans une Amérique d’un autre temps et du Nord industriel, Donald E. Westlake m’embarque à Wittburg, petite bourgade, célèbre pour son usine à chaussures McIntyre qui emploie directement un tiers de la population sachant qu’un second tiers travaille pour le premier. Autant dire que McIntyre est le poumon – ou le cœur, voir les deux pieds - de cette petite cité ouvrière. D’ailleurs, Paul débarque au motel du coin. Stagiaire, il est là pour prendre des premiers contacts aux abords de l’usine afin de monter un syndicat national au sein de l’usine.

  « Penser ? j'en étais bien incapable. J'ouvris la bouche toute grande et ma mâchoire s'affaissa. Je me pétrifiai littéralement, comme dans l'attente du coup de tonnerre qui suit l'éclair. 
« Tué à coups de revolver... » Les mots tourbillonnaient dans ma tête. Tué à coups de revolver. Coups de revolver... Coups de revolver... Coups de à revolver... 
Je n'avais jamais vu d’homme tué à coups de revolver. Je n'avais pour imaginer la chose que des souvenirs de cinéma. Les mots me revenaient sans cesse à l'esprit, avec des images de film qui passaient en éclair, se croisaient, se confondaient. Willick attendait, lui aussi, tout en m'observant.
Les images et des lambeaux de phrases de verdicts se pressaient dans ma tête. « Tué à coups revolver », puis... « assassinat avec préméditation »,... « reconnu coupable des chefs d’inculpation… » « Pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive ». 
Moi ? Moi ? »

dimanche 30 juin 2024

Barnes la Tendresse

 "Quand on voit Dixon, on a le sentiment, si on y a vécu toute sa vie, d'être plus intéressant qu'on ne l'est, ou bien de boire plus qu'on ne boit, ou encore les deux. Rien n'est tout à fait à sa place, ni les couleurs, ni les dimensions, ni les proportions des choses entre elles, et le tout dégage un charme certain. La bibliothèque est trop petite et peinte en une espèce de bleu-vert douteux. Le bazar est trop grand par rapport aux autres bâtiments. Les maisons, du moins la plupart d'entre elles, ne semblent pas être disposées selon un schéma particulier. Le bar est juste de la bonne talle pour la ville, mais il est situé trop près de la route. En face du bar, il y a une petite construction, depuis longtemps abandonnée, qui avait dû être un garage avant que les voitures ne l'abandonnent à leur tour. Il n'y avait qu'une seule voiture garée devant le bar, immatriculée dans le comté de Missoula."
 
  Plains, comté de Sanders, Missoula. A peine 1000 âmes dispersés sur 1.5 km2. Fondée en 1883 sur le Northern Pacific Railway, son nom s’est progressivement raccourci, comme son nombre de chevaux, passant de Wild Horse Plains à Horse Plains puis Plains. Après cet interlude géographique qui pose une ville dans son décor, une plaine blanche et déserte en hiver, le cœur gelé, Barnes la Tendresse s'engouffre dans son bar préféré, l'unique. Poète et policier, il a quitté la grande ville pour s'isoler, oublier les vicissitudes de l’âme humaine des cités pour des réflexions autour d’une ligne de pêche sur une rivière gelée la moitié de l’année. Poète et policier, voilà qui pose l’homme, à Missoula si t’es pas indien ou bison, tu es forcément poète. Et dans tous les cas, alcoolique car la seule distraction au jour tombé reste le bar qui œuvre pour réunir toutes les âmes en peine de Plains.

dimanche 23 juin 2024

La Zizanie du Major

  
"La venue de la nuit semblait accentuer la frénésie des zazous, gorgés de cognac. Des couples dégouttants de sueur parcouraient des kilomètres au pas de course, se prenant, se lâchant, se projetant, se rattrapant, se pivotant, se dépivotant, jouant à la sauterelle, au canard, à la girafe, à la punaise, à la gerboise, au rat d'égoût, au touche-moi-là, au tiens-bien-ça, au pousse-ton-pied, au lève-ton-train, au grouille-tes-jambes, au viens-plus-près, au va-plus-loin, lâchant des jurons anglais, américains, nègres, hottentots, hot-ce-matin, bulgares, patagons, terrafuégiens, et kohêtera. Ils étaient tous frisés, ils avaient tous des chaussettes blanches et des pantalons serrés du bas, ils fumaient tous des cigarettes blondes.  [...]Pour mettre un peu d'entrain, il déboucha quelques nouvelles bouteilles et se versa une large rasade. Il rinça son œil de verre dans le fond de son verre, et, le regard plus brillant que jamais, s'élança vers une fillette."
 
  Un piano à queue, une trompette et quelques verres de cognac, les ingrédients nécessaires à la loufoquerie de la suprise-party du Major. Beaucoup de folie pour un peu de cognac, beaucoup de cognac pour un peu de folie. L'élixir des Charentes dansent devant le tourne-disque du Major, ses convives dansent autour du liquide ambrée, des déhanchements furieux pour sortir de leurs camisoles et du swing, de la valse, du bop, le jazz et la belle Zizanie. Il lui a fallu d'un regard d'un sourire, sur un air de jazz, pour que le Major tombe amoureux de cette sublime femme, d'une crinière brune et de jambes élancées qu'il écarte de sa trompette jouissive - oh pardon monsieur quel beau trombone vous avez-là. Et c'est chaud, c'est bon, c'est humide, ça coule dans la folie, dans l'absurdité, dans l'amour. Le jazz c'est l'amour. L'amour c'est mon jazz. 

lundi 17 juin 2024

J’aimerais Tant Voir Syracuse


J'entrevois un léger rayon de soleil à travers les persiennes fermées de ma chambre. Je n'ose les ouvrir, de peur d'illuminer un peu trop ma vie. Alors je prolonge cette chaleur par un ristretto dans la demi-pénombre de cette chambre d'hôtel, réfléchissant au programme de la journée, de ce week-end. Un bouquin sur le lit, quelques jours en Sicile, j'aimerais tant voir Syracuse. Dans la chambre d’à-côté, au bord de la séparation, Luisa et Melvil ont entrepris également ce petit séjour, avec le vain espoir de se replonger l'un dans l'autre, dans des corps et des âmes entrelacés, comme on plonge dans un verre de vin à la robe grenat.

Au bord de la piscine, lui avec ses lunettes noires plonge dans l’âme d’une blonde. Elle, bikini blanc, se noie dans les rayons orangés d’un Spritz illuminé par le soleil couchant. Alors que mon regard se porte à la hauteur de l’âme de Luisa, je perçois un mélange de tristesse et de peur. Le couple est arrivé hier, dans une voiture avec l’aile cabossée, me questionnant ouvertement si ce « désagrément » matériel serait à l’origine de la noirceur perçue sur leur âme.  

« Dans la foulée, j'ai commandé un apéritif, et nous avons pris place sous la verrière, dans le salon du jardin à plantes tropicales. Le serveur n'a pas tardé à réapparaître, son plateau à la main, porteur de nos deux apéritifs à base de vin pétillant, d'une lumineuse couleur orangée. Il a déposé les deux verres, accompagnés d'olives et d'une serviette grenat. »

lundi 3 juin 2024

La Mélancolie d'un Vieux Shérif


  Le blizzard s'installe dans le Wyoming, le vent se mêle à la neige, les rues de Durant s'illuminent de quelques lampions colorés. Le shérif Walt Longmire s'apprête à installer un sapin devant son office, joyeux Noël. Mais avant, il doit passer à la maison de retraite où le corps de Mari Baroja a été découvert ce matin, totalement froid. Mais bon à cet âge-là, cela ne sera qu'une formalité administrative. Walt se voit déjà ce soir, au coin de la cheminée, une bouteille de Gouden Carolus Whisky Infused, une merveille cette bière, presque aussi sombre qu'une nuit sans lune, la lune a d'ailleurs déserté son paysage depuis quelque années, on dirait.
 
  "Des salves piquantes de neige dévalaient les Hautes Plaines à cinquante kilomètres à l'heure. C'était comme si la météo avait décidé de passer de défavorable à épouvantable à la minute où j'avais trouvé Anna Walks Over lce dans la poubelle. La colère que je ressentais était comme le vent. La rage n'a pas sa place dans le maintien de l'ordre, et je lui résiste la plupart du temps, mais elle est là, guettant les brèches ouvertes par les passions, attendant que je trébuche ; et je venais de faillir."
 

jeudi 30 mai 2024

Les Moustaches de Smiljevo


  "Un homme sans moustache est un homme sans âme", écrivait Confucius. A Smiljevo, dans l'arrière-pays dalmate, les hommes portent tous la moustache, c'est inné, c'est culturel. Il va s'en dire que le petit village est donc rempli d'âmes et ce n'est pas Don Stipan, le curé de la paroisse qui va s'en plaindre. Quoique... Il aimerait rencontrer moins de velléité et de passion de certaines de ses ouailles... Mais en plus des moustaches, ce qui caractérise surtout ce village, ce sont ces gestes du quotidien, la bonne humeur qui s'écoule d'un repas dominical sur la terrasse ombragée de la place du village, ce sont ces jupes qu virevoltent autour d'une danse klezmer ou d'une brise orchestrée par le Divin. Et pas que, lorsque je me promène dans les rues chaudes et humides comme les cuisses de cette veuve encore jeune, j'y croise un ivrogne ou un alcoolique repenti - où est la différence -, un poète - incompris comme tous les poètes -, un ministre de la Défense ou un général de l'armée croate, bref que des personnages qui sonnent bon le soleil, la gouaille et l'amusement littéraire.
 
  "Que Smiljevo est charmant au mois de mai, lorsque l'ombre noueuse sous le clair de lune, comme un monstre biscornu devant la fenêtre, se transforme peu à peu en amandier à la première lueur du jour pointant derrière les collines bleutées ! Ou à midi, quand les cloches sonnent si fort qu'on a l'impression que le ciel du bon Dieu est fait de tôle, et que les paysans qui travaillent la terre se nourrissent d'œufs durs, d'oignons frais et de fromage, de lard et de saucisson étalés sur des linges de cuisine avec des fraises pour motifs. Peut-être est-il plus beau encore au crépuscule, lorsque les nuages empourprés s'épanchent sous l'effet d'un vent venu d'on ne sait où. Ou la nuit, quand le silence n'est troublé que par les grillons, les chiens et les ivrognes qui chantent, rient ou se disputent avec leurs femmes qui les ont quittés depuis belle lurette, se débattant pendant des heures dans le fossé où ils sont tombés ivres morts, pour finir par s'endormir puis se réveiller à huit heures, voire plus tard, couverts de rosée et de fourmis."
 

jeudi 16 mai 2024

Glens of Antrim

  Clara revient sur sa terre d’Irlande. Profitant d’une éclaircie, un court rayon de soleil entre deux gros nuages noirs, elle se promène, l’air d’oublier sa douleur, l’air marin d’un vent chargé en iode, jusqu’au bord de la falaise. Elle respire, plonge son regard tout en bas, dans l’écume blanchâtre qui fouette la rive sauvage. Lar y promène en même temps, son gros chien, le poil mouillé de ces pluies incessantes. Il s’approche de Clara, avec un triste pressentiment : tout corps au bord d’une falaise a envie d’y plonger. Mais Lar, au fond de lui, a le cœur et l’âme tout aussi meurtris…

« À mes pieds, aujourd'hui, la mer se teinte d'argent ; à dire vrai, la regarder plus d'une ou deux minutes me fait mal aux yeux. Tel un énorme animal elle rampe, des rides d'écume blanche se déplacent sur son dos fripé. Je ferme les yeux. Je sens sur moi la chaleur du soleil d'avril et tout de suite après la morsure de ce maudit vent d'est qui souffle d'on ne sait où ; des steppes de Russie, ai-je toujours entendu dire, mais j'ai pour principe de ne jamais croire ce qu'on me dit. Je pourrais rester là les yeux fermés indéfiniment, s'il n'y avait le vent d'est. Il s'engouffre dans mes vêtements et presse sa lame contre les cicatrices, contre les signes visibles de ma mutilation. Je serre mon manteau autour de moi. J'écoute les bruits de la vie normale derrière moi ; les mères qui appellent leurs enfants, l'aboiement des chiens, le pas d'un coureur isolé qui résonne avec un bruit sourd. »

lundi 13 mai 2024

Heredia et Simenon


  Heredia le privé est de retour à Santiago. Après un séjour de quelques mois sur la côte, et la rupture avec la femme de sa vie, Grisetta, sublime brune au regard épicé - à moins que cela soit ses longues jambes qui soient épicées, il lui est impossible à oublier, malgré ses silences. Alors il erre dans les rues, dans les bars, l'air fauché et les yeux d'une profonde tristesse, s'arrête boire une bière, puis une seconde. Comme tout bon privé à l'ancienne, il se nourrit de bières et d'une bouteille de whisky, dans le deuxième tiroir de son bureau. Comme tout bon privé à l'ancienne, il savoure chaque note des solos de Charlie Parker. Et comme tout bon privé à l'ancienne, il a un chat qu'il a appelé Simenon. Et dans des moments de doutes ou de solitude, Heredia parle à Simenon, et Simenon a cette étrange facétie de lui répondre... Pourtant Heredia, je te le promets, n'a pas (ab)usé de la bouteille.
 
"Rien ne me plaît davantage que marcher sans but dans la ville. J'aime regarder les gens et m'arrêter devant les vitrines des boutiques et des librairies. Quand je suis fatigué, je cherche un petit bar pour y boire du vin tandis que le cendrier se remplit de mégots et qu'autour de soi des groupes d'ouvriers ou de retraités lisent leur journal ou boivent une bière."
 
  Pour sa première nuit dans la poussière de Santiago, Heredia se prend une chambre au parfum douteux dans un hôtel de passe minable d'une rue à peine illuminé par le clair de lune et le sax' éclairant d'un type jouant au coin de celle-ci. Minable, c'est ainsi qu'il se sent, dès le lendemain, lorsqu’il rend ses clefs et découvre en bas de chez lui le corps d'un type. Bien sûr, il va en être le principal suspect et devra par conséquent enquêter sur cette mort suspecte. Parallèlement, bon cœur au cœur meurtri, on lui amène une nouvelle affaire : un type s'en prendrait à quelques vieilles pour les détrousser d'argent ou de bijoux... De quoi remettre en douceur le pied à l'étrier, car comme tout bon détective à l'ancienne, il a un cœur, il a un bon fond pour aider la veuve ou l'orphelin. 
 

lundi 6 mai 2024

Le Manoir de Cold Hill

Au bas de Cold Hill, une pancarte "Manoir à vendre".
A priori un charmant manoir, à retaper tout de même, cela fait quelques années qu'il est laissé à l'abandon.
Mais cela ne semble pas faire peur à Ollie et Caro qui investissent toutes leurs économies dans ce bien. "VENDU".
 
Bienvenue dans la campagne anglaise. Mais ce manoir va vite devenir un gouffre financier, les tapisseries se décollent au milieu de la nuit, les murs s’effondrent et les robinets s'ouvrent tout seuls en plein sommeil, inondant la chambre à coucher. Tiens... le lit a changé de place...
 
" Il s'assit d'un seul coup et se cogna la tête contre les barreaux du lit en fer forgé.
- Ollie, qu'est-ce qui s'est passé ? dit Caro d'une voix tremblante.
Il prit alors conscience de la réalité avec une redoutable clarté.
Le lit.
Le lit avait bougé pendant la nuit.
Il avait tourné de 180°."

Avec ce lit qui bouge, il y a ce petit coté L'exorciste, même si la fille ne balance pas de gerbe verte à l'autre bout de sa chambre. Mais il y a bien ce premier pasteur, puis ce second pasteur qui paraissent tout aussi perplexes. Le manoir cacherait-il un profond secret. Ou serait-il occupé par des indésirables, des oubliés d'un autre siècle.

dimanche 28 avril 2024

Sur la route de Cimino


Lumières sur la nuit : des étoiles brillant dans le ciel nu, des néons signalant au loin le prochain bar, le phare de l’Indian moteur vrombissant et soulevant la poussière du désert. Le blouson de cuir, et accrochée à mon ventre de buveur de bière, la belle Big Jane et ses longues jambes caramélisées qui chevauchent admirablement mon engin.

« Des rubans de lumière enveloppaient Billy et Big Jane. Sur l'Indian, ils filaient sous le Lincoln Tunnel dans un bruit de tonnerre, franchissant les autoroutes de l'Est, explosion de vitesse, pneu neuf, hamburger et root-beer float dans un A&W d'une ville inconnue. Ils survolaient des océans de terre. En chemin, le jour se muait en nuit, puis revenait au jour. Ils longeaient les rives escarpées du Missouri au-dessus de Pierre, South Dakota, où la ville rejoint la rivière Cheyenne, traversant le vieux Cheyenne River Bridge de l'autre côté duquel il n'y a plus la moindre clôture. La plaine était immense, éblouissante, le ciel en forme de dôme incroyablement vaste : c'était le début de l'Ouest, le vrai. »

Sur la route de Kerouac, mais en version gros cube, dévalant l’asphalte d’Est en Ouest, du Nord au Sud, traversant les états vides, seuls sur leur moto, Billy et Big Jane. Comme deux copains, ils s’arrêtent boire des bières, et Billy à défaut d’être reconnu, sort de temps en temps sa guitare et son cahier à chansons où ils griffonnent quelques mélodies d’amour et de tristesse. Si vous sillonnez les honky-tonks du coin, nul doute que son nom sera reconnu de quelques piliers de comptoirs… Deux âmes libres et fragiles. 

lundi 22 avril 2024

La Perception des Choses


Je suis dans le jury. J'entends le public chuchoter. Je perçois les silences de l'accusé, les pleurs de la plaignante. Le regard du juge me domine par son respect. J'écoute, les deux avocats, celui de la victime d'abord, celui de l'accusé ensuite. Et c'est à la fin des plaidoiries que le devoir me prend à la gorge, qu'il va falloir que je face le juste choix en fonction uniquement de ce que j'ai pu percevoir de la situation que l'on vient de me conter. Difficile de se retrouver assis là, à les écouter, parler, pleurer, et à moi reviens le fait de déclarer ainsi une sentence.

- Mademoiselle, je vous remercie de vous êtes exprimée parce que c'était nécessaire. Nous ne remettons pas en question votre souffrance mais notre client n'a pas la même perception des choses. 

Le marteau à la main, j'obtiens le silence dans la salle. Dans ma longue robe noire, je deviendrais presque le maître des lieux, le tout-puissant l'espace de quelques instants, si ce n'est que mon jugement pourra condamner ou pas une vie. Je sens qu'une vie est déjà condamnée, que faire de l'autre. J'ai écouté tous ces gens s'agiter devant ma scène, à plaider le bien ou le mal. Même si ici, il est souvent question de mal. Toujours même, je devrais dire. Au tribunal, les âmes s'y retrouvent perdues. Elles sont anéanties, ou tentent parfois de se reconstruire. Et la peine y a souvent sa place. Pourtant il faut parfois prendre des décisions en fonction de la perception des choses humaines, des actes aux lourdes conséquences. 

lundi 15 avril 2024

Kurt Cobain n'est pas mort


Catherine pour son quatorzième anniversaire reçoit en cadeau de la part de ses parents un roman, Moi, Christiane F., 13 ans, droguée et prostituée... Le programme est presque annoncée ainsi dans ce roman initiatique de l'adolescence, apprendre la vie de ses propres moyens, toutes expériences autorisées dans le Chicoutimi-Nord, là où il fait ben frette une grande partie de l'hiver. La meilleure période, celle des campes au fin fond des bois, autour de la chaleur d'un feu et d'une bouteille de vodka qui circule de mains en bouches, premières baises, premières drogues.
 
"Le matin de ma fête, mes parents s'étaient chicanés. Mon père était rentré à quatre heures du matin. Il était aux danseuses avec des clients. Ma mère était en beau maudit. Elle haissait ça, les danseuses. C'était juste des crosseuses qui prenaient tout l'argent des gars dans le bar. Mon père a dit à ma mère que c'était à cause de ses clients qu'il s'était ramassé là. C'était tout le temps la même affaire. Les gars de Montréal voulaient y aller quand ils venaient au Saguenay sans leur femme." 

Pis, Catherine pour son quatorzième anniversaire se rend chez le coiffeur. Elle veut les cheveux de Mia Wallace dans Fiction Pulpeuse. Des cheveux noirs comme la nuit sans lune, elle est belle, elle fait dix-huit ans au moins, Pascal va la regarder et pis Keven aussi qui va la regretter. Tout le monde autour va halluciner, même Marie-Êve. Les gars sont beaux, et elle aussi maintenant. Comme dans les films en noir et blanc. Comme les lagopèdes à queue blanche.
 

lundi 8 avril 2024

Les tourments du río Negro

 

A Resistencia coule un long fleuve tranquille. Un père et un fils s'y retrouve pour un week-end, la mère s'est éclipsée de la demeure familiale pour un congrès. C'est l'occasion parfaite donc pour le père d'essayer de retisser des liens avec ce bêta d'ado, gras et timide qui passe sa vie sur le canapé à regarder les Simpson ou je ne sais quelle autre télénovela. Peut-être même, l'idée lui passe par la tête, de lui parfaire son éducation sexuelle. Allez petit, invite ta copine pour la soirée, même si c'est pas encore ta copine, avec les jeunes de maintenant, on ne sait plus qui et qui et qui fait quoi... La belle Mariel, au nom du père et du fils.
 
Et la soirée commence plutôt bien, le sourire de Mariel, ses longues jambes, sa poitrine qui se dresse fièrement sous son chemisier. Elle furète dans la collection de 33 tours vintage, s'entiche de Caetano Velaso, ce chanteur brésilien à la voix de velours qui faisait chalouper les culs de ces femmes du río Negro. Quelle femme, quelle jeune fille même, pourrait y résister. Surtout à cette heure de la soirée, quelques bières, à part le gamin fermé sur lui-même qui ne veut qu'un coca, pauvre jeunesse, s'en suivent un, plutôt trois, verres de whisky. Heureusement, Mariel, plus libérée que son rejeton, le suit dans la chaleur de cette nuit. Il sort son joint, de la bonne herbe à partager, réserve spéciale sortie du frigo, quelle sourire elle a Mariel, un sourire à faire bander n'importe quel homme, n'importe quelle âme du bord du río Negro. Un ou deux tranquilisants, pourquoi pas, et puis là, survient l'impensable. L'inimaginable même. L'effroi. Ou la petite boulette de la soirée...
 

dimanche 31 mars 2024

?


Dans un endroit dont je tairai le nom, sous le regard amoureux de la lune, je regarde le silence et au milieu coule une rivière. Elle fait des s, comme un serpent serpente ; elle fait des l, comme si l’eau volait de ses propres ailes ; elle fait même des c, comme les courbes de cette femme qui se baigne nue dans l’eau froide de celle-ci faisant frétiller la queue des carpes et des truites. Et si je prends du recul, que je grimpe sur le rocher là-haut en guise de promontoire, je vois que la rivière dessine un ? dans le paysage ce qui me fait dire qu’elle m’interroge. Sur ma condition, sur l’art de la pêche, sur ma vie. Sur moi, tout simplement. La rivière philosophe pendant que les poissons filent entre les remous et que le pêcheur fait voler ses mouches au-dessus de l’eau. « La rivière pourquoi ».
 
« Il faisait frais pour un mois de juillet, mais à l'est, le ciel clair aux reflets rosés annonçait le retour prochain de la chaleur. Des lambeaux de brume s'accrochaient aux arbres de la Tamanawis Mountain, pareils à des troupeaux de moutons informes paissant dans les feuillages. Un escadron de canards surgit en grondant, prêt à bombarder les poissons ennemis. Un grand héron bleu tournoya au-dessus de moi, cornant comme une vieille limousine volante à la transmission asthmatique. Pourtant, le ciel et ses habitants n'étaient rien pour moi : mon regard ne s'intéressait qu'à l'eau. A bord d'un canoë, on ne se contente pas de descendre une rivière : on en fait partie, on devient une créature aquatique silencieuse qui réagit à chaque accélération, à chaque modification du courant, et qui glisse comme un doigt sur un corps nu et vert. Et comme on ne fait pas de bruit, on voit le cerf s'abreuver, les castors travailler, les petits rats musqués et les canards bavards, tout ce qu'on ne voit presque jamais en se baladant le long des berges. Mais lorsqu'au détour de la rivière, je suis tombé sur une biche et ses deux faons en train de boire, quelle a été ma réaction ? Eh bien, je me suis tourné vers la rive opposée, vers un remous prometteur. Mon obstination a été récompensée d'une truite indigène de près de trente centimètres à qui j'ai tordu le cou aussi facilement qu'on dévisse une capsule de bière, pendant que les faons, ces animaux qu'on ne pêche pas, dansaient et chancelaient sur leurs pattes grêles, tendaient et remuaient les oreilles, tordaient leurs truffes noires et humides et agitaient leurs petits bouts de queue au seul bénéfice des cheveux qui couvraient ma nuque. »